« Le Jardin des Délices » Philippe Quesne

Après le festival d’Avignon suivi d’Athènes, le Jardin des Délices est visible au Théâtre de Vidy  du 26 septembre au 5 octobre 2023.

Trois rencontres accompagnent le spectacle: la poétesse Laura Vazquez (29.09), l’historien Patrick Boucheron (30.09), la philosophe Vinciane Despret et le médiéviste Pierre-Olivier Dittmar (3.10)

Voici donc un groupe de personnes débarquant dans un environnement indéterminé. Fidèle à son propre style, Philippe Quesne montre des êtres en situation inhabituelle. Naufragés sur une île déserte dans Crash Park, épouvantails écolos dans Farm fatale, bienveillants cosmonautes dans Cosmic Drama, purs esprits dans Fantasmagoria, le théâtre de Philippe Quesne explore les ressources des humains en périodes de renouveau et de reconstruction communautaire.

S’inspirant de Jérôme Bosch et de son triptyque énigmatique (même les historien.ne.s de l’art s’interrogent à son sujet) et pourtant bien connu du public, Le Jardin des Délices, le metteur en scène déploie quantité de  scénettes où les personnages, huit touristes en goguette, exercent leurs talents et leur originalité.

Jérôme Bosch, le Jardin des Délices, 1503-1510 (Musée du Prado, Madrid)

En avant-spectacle, nous avons eu le plaisir d’entendre le metteur en scène en personne parler avec passion de ce tableau fascinant (rencontre à revoir sur le site de Vidy). Accompagné des comédien.ne.s et du dramaturge Eric Vautrin, il a pu contempler l’original au Prado. Les diverses interprétations possibles de cette oeuvre créent un mystère captivant. Tel le Grand Verre de Marcel Duchamp, ce sont les regardeurs intrigués qui la saisissent à leur manière (le triptyque se referme d’ailleurs comme une boîte-en-valise!). C’est bien ce que Philippe Quesne désire garder dans sa mise en scène: la liberté de regard du spectateur.

Cette œuvre est réjouissante car elle permet de parcourir un vaste territoire historique, esthétique, intellectuel, spirituel, psychanalytique… entre autres ! En cela, elle résonne avec le processus de travail que nous développons depuis vingt ans avec Vivarium Studio, une façon de tisser un réseau de liens et de rapprochements autour d’un titre et de mémoires communes, en convoquant indifféremment l’histoire de l’art et les sciences humaines, la culture populaire et les questions sociopolitiques qui nous habitent, l’absurde et la réflexivité. Bosch rassemble ses questions comme des indices sur ce qu’il vit ou projette, il invite le spectateur à faire la même enquête sur lui-même, et aujourd’hui je débute cette recherche avec une équipe d’acteurs et de créateurs : nous traversons le tableau en nous attachant aux indices sur nous-mêmes et notre époque, comme dans un film de science-fiction. Philippe Quesne (Entretien avec Eric Vautrin, à lire sur la page du théâtre de Vidy)

Photo © Martin Argyroglo

Dans ce spectacle, il n’y aura à priori que peu de choses directement reliées au tableau: l’oeuf, le dernier discours de l’un des protagonistes, une silhouette. Pourtant l’esprit des scènes saugrenues de Bosch s’y retrouve: les préoccupations d’un homme ayant vécu entre Moyen-âge et Renaissance et les incertitudes de notre éco-anxiété se mêlent en une poésie qui paraît absurde, un mélange extravagant de scènes, de postures, de chants, de chorégraphies. La mélancolie qui en émane est noyée dans l’humour des situations, mais présente à tous moments. L’envoûtante mélodie cyclique est supposément celle inscrite sur les fesses d’un personnage du triptyque.

L’oeuf, symbole de (re)naissance, sera hissé à bord du bus qui finit par repartir pour une destination lointaine avec son chargement de rêveureuses. Heureux? impossible à dire, mais gais, curieux et plutôt sereins. Ces gens ne communiquent pas vraiment entre eux mais sont attentifs à l’autre et organisent aisément leurs activités. Démocratiquement, par votation. Ils ne jugent pas et accordent leur attention avec enthousiasme. Comme les personnages de Bosch, celleux de Quesnes ne sont que peu expressifs. Seul le marteau piqueur sera refusé avec véhémence par la collectivité.

© Martin Argyroglo

Entre hippies et cowboys, les tenues des personnages évoquent la découverte de nouveaux territoires. En panne, à la recherche d’un ailleurs, de nouveaux rituels, d’une renaissance. A l’image de nos préoccupations actuelles sociologiques, écologiques, scientifiques, spirituelles, iels cherchent à se réinventer.

Entre le squelette et la nudité des figures du triptyque, un être étrange apparait, il dit un poème de Laura Vazquez sur les crustacés et les mollusques, poème où j’ai cru voir l’éloge de la réunification de toutes vies. Puis, avec humour et aussi pertinence, par la voix d’une comédienne en tenue médiévale, l’intérieur du corps est assimilé à l’intérieur de la terre dans une apologie du lavement. On rit, mais si on y réfléchit…

Creuser et écouter la terre. Iels sont munis de pelles et de micros. Leur refuge est démantelé puis remonté. Iels n’hésitent pas à démonter le bus pour le reconstruire.

La fin de la pièce suggère un lien spirituel ou du moins une orientation élevée. La géométrie du triangle évoque le chiffre trois, lequel surpasse la binarité et fait le lien entre le haut et le bas.

Mais stop, assez d’interprétation personnelle! Perplexe la première fois, plus j’assiste aux spectacles mis en scène, scénographiés et conçus par Philippe Quesne, plus je les reçois avec plaisir. Ils sont déroutants, paraissent absurdes ou insensés, ils sont pourtant tout le contraire. Cet artiste possède l’art et l’humour d’utiliser la culture populaire pour s’adresser à  un large public tout en lui offrant, mine de rien, de quoi réfléchir. Pensez-y lorsque vous sortirez de la salle de spectacle. C’est aussi à ce moment-là que la pièce vous fera cadeau de toute sa richesse.

Ci-dessous le court-métrage de Jean Eustache qui nous a été conseillé par Philippe Quesne:

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