Jeff Wall (1946), exposition à la Fondation Beyeler

A la Fondation Beyeler du 28.01 au 21.04 2024

En-tête: détail de « Milk » (1984) © Jeff Wall

Une exposition individuelle importante conçue en collaboration avec l’artiste. La rétrospective réunit 55 oeuvres provenant de collectionneurs, de musées et de fonds propres de l’artiste ( sur une production d’environ 200).

Evidemment, mes photos sont ridiculement pauvres au vu de la monumentalité  des oeuvres magistrales de l’exposition. Cependant, celleux qui ne pourront y assister en auront une petite idée. Et désolée, je ne dispose pas des références des formats.

« Garçon tombant d’un arbre » 2010. impression jet d’encre.

Jeff Wall est un artiste, historien de l’art et essayiste canadien de Vancouver. Il est considéré comme étant le fondateur de la photographie mise en scène (Staged photography). Enseignant jusqu’aux années 1970, il nourrit une profonde réflexion sur l’art, puis entame sa pratique photographique. Il désire se placer entre les usages des photojournalistes (réel) et les élaborations des photographes artistiques (fiction). Ses photographies représentent des scènes contemporaines et quotidiennes. Elles ont quelquefois un lien avec l’Histoire de l’art. On les croirait tirées d’un film. Certaines sont présentées, telles des diapositives, dans des caissons lumineux. Elles sont le plus souvent tirées en très grand format. De grands tirages couleurs ou noir/blanc sont présentés dans l’exposition de Bâle. Tableaux emblématiques et oeuvres récentes forment un mélange où chaque image, énigmatique ou banale, propose une énigme à décrypter (ou pas…).

« On pourrait dire que je suis comme un réalisateur, mais mes films n’ont qu’une seule image »

« Fallen Rider » 2022 (impression jet d’encre)

Jeff Wall est un artiste conceptuel, ce qui signifie qu’il s’intéresse aux idées liées à la nature de l’image. Cependant, il veut y ajouter un plaisir esthétique. Il se confronte alors avec les peintres du XIXe et crée ses « tableaux photographiques » inspirés de Manet ou Delacroix. Ce qui ne signifie pas que toutes ces images le sont. Il déclare qu’il a en tête une véritable encyclopédie de l’art qu’il a passionnément observé depuis son enfance. La représentation et la mémoire se captent par son langage visuel. Scènes de genre, Natures mortes ou paysages sont conçues avec minutie et peuvent demander une  préparation de plusieurs mois. Pour autant, l’image peut aussi être un instantané pris sur le vif, créant une image documentaire.

« En réalité, j’ai essayé de trouver un équilibre entre les images arrêtées, figées et artificielles qui relèvent de la figuration picturale des xixe et xxe siècles, et un traitement plus fluide, néoréaliste, de l’image, qui s’inscrit plutôt dans une histoire de la photographie »

© Jeff Wall »Le Penseur », 1986 (diapo dans caisson lumineux)

Ce « penseur » évoque bien sûr celui de Rodin. Il est mentionné dans le livret  descriptif que la composition cite aussi un projet de 1525 de Dürer commémorant la « Guerre des paysans allemands ». Face à cette vue sur la ville actuelle de Vancouver, le panneau indicateur à gauche se réfère à l’histoire de la Première Nation Ktunaxa, dont seulement 100 personnes parlent encore la langue. Une population ayant été décimée par les épidémies importées par les colons au début du XIXe.

Jeff Wall recherche une proximité entre l’oeuvre et le.a regardeur.euse. La photographie de rue, jouée et mise en scène par ses soins, permet le partage d’une histoire privée qu’il met en lumière. Il recompose, comme le peintre rend visible sa propre vision. Dans l’oeuvre « Mimic », la perspective, la lumière et les ombres, le panneau d’interdiction, l’effet miroir des fenêtres, les taches rouges du short et de la voiture, les regards en biais, les yeux fermés de la femme: chaque élément participe de la narration. Seriez-vous capables de déterminer la multiplicité des thèmes évoqués par cette image? *

Cette image a été complétement recomposée. Elle est un assemblage de photographies réelles, retravaillées pour être incluse dans ce paysage de cimetière et traduire la vision imaginaire de l’artiste. Où l’étrange s’immisce dans une forme de réalité et fait basculer la scène dans le fantastique.

J’ai imaginé ce cliché comme une hallucination fugace, qui ne durerait qu’une fraction de seconde : celle de la vie la plus élémentaire, qui persiste là où on l’attend le moins”

© Jeff Wall »The Gardens » triptyque (Plainte, Déni, Ordre d’expulsion), 2017 (impressions jet d’encre).

Ce triptyque de paysages habités donne idée de la monumentalité des cinématographies exposées. Composé de personnages dialoguant avec leurs doubles, l’argument du récit ressemble à un dilemme labyrinthique donné à voir dans le dernier tableau. Le thème de ce jardin est

« Le Pont », selon la notice, évoque le « Pont de l’Europe » de Caillebotte. On y voit aussi trois personnages, mais chargés, comme le ciel. Un camion remplace la diligence. Cheminées et treillis se font écho d’une oeuvre à l’autre, Le décalage temporel semble marquer la gravité contemporaine au regard d’une légèreté désuète.

Cette composition rappelle « Le Déjeuner sur l’Herbe » de Manet par les positions des trois personnages en bas à gauche et de celui vêtu de blanc au-dessus d’eux. On peut y déceler deux univers: la nature à gauche et la civilisation à droite. La conteuse représente la tradition orale des anciennes civilisations et des natifs indigènes. Toujours multiple dans ses évocations, Jeff Wall travaille sur le passé mais dans le présent.

Cette photographie a été prise dans l’espace public. Seuls l’adulte et l’enfant sont des acteurs, les passants du second plan ne jouent pas. Ici donc, une fiction s’insère dans la réalité de la vie quotidienne.

Jeff Wall, A Sudden Gust of Wind (after Hokusai) [Une bourrasque de vent soudaine (d’après Hokusai)], 1993. Diapositive dans caisson lumineux, 229 x 377 cm. Glenstone Museum, Potomac, Maryland © Jeff Wall
Katsushika Hokusai (1760-1849), gare de Yejiri, province de Suruga. Série de 36 vues de Mount Fuji, no. 35, vers 1832. Impression couleur sur blocs de bois
Jeff Wall, Study for « A Sudden Gust of Wind (After Hokusai) », 1993, Acheté par Tate en 1997
Study for ‘A Sudden Gust of Wind (After Hokusai)’ 1993 Jeff Wall born 1946 Purchased 1997 http://www.tate.org.uk/art/work/T07235

Cette citation de la peinture d’Hokusai est une minutieuse mise en scène. Il en existe d’ailleurs un livre-objet incluant 98 parties de la photographie à épingler sur un mur.

© Jeff Wall, « D’après Neige de Printemps de Yukio Mishima », chapitre 34, 2000-2005 (impression jet d’encre)

Ce tableau photographique est une image mentale de Jeff Wall provenant du roman de Mishima « Neige de printemps« : – J’ai aperçu la neige ce matin, et plus que tout au monde je voulais me promener en voiture dans la neige avec toi. De ma vie, je n’ai fait une chose aussi instinctive, déclare Satoko.

« La lecture et la peinture sont pour moi des lieux d’expérience au même titre que la rue ». Jeff Wall

Détail

Tout comme la précédente, l’extraordinaire photographie ci-dessous (Accompagnée de quatre détails) se veut issue d’un roman. L’histoire (autofiction de l’écrivain) est celle d’un homme noir vivant dans la cave d’un immeuble de Harlem. La couleur de sa peau, malgré son intelligence et son talent, le rend invisible aux yeux de la société américaine. Jeff Wall, en une splendide sculpture, l’éclaire de 1369 ampoules, donnant à son lieu de vie misérable l’intensité lumineuse de l’esprit qui l’habite. Homme invisible, pour qui chantes-tu? (Ralph Ellison)

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Des photos noir/blanc sont dispersées dans l’exposition, dont celle de cette « Femme au collier  » (2021) dont l’ambiance, rideaux fermés sur une journée ensoleillée,  semble refléter l’ennui ou la morosité du personnage.

« Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistiquement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart de nos (peintres) paysagistes sont des menteurs, justement parce qu’ils ont oublié de mentir » Baudelaire, 1859

« Band & Crowd », 2011 (impression jet d’encre)

Il aura fallu à l’artiste une réflexion de plus de quinze ans pour parvenir au principe de « presque documentaire », qui définit aujourd’hui son travail, et lui permet également de s’assumer comme un photographe, et non plus comme un peintre. Cette notion témoigne à la fois de la distance prise avec le documentaire, et de son intégration dans l’idée que Wall a développée de la réalité : une reconstruction, certes, mais à partir d’une observation stricte, telle une reconstitution documentaire. Il s’agit au fond de rendre compte du réel de la façon la plus juste possible. Wall en passe par la mise en scène et la reconstruction, parce qu’« un sujet qui a vraiment du sens exige une bonne image. La seule façon de transmettre l’expérience que j’ai faite est d’en faire le sujet d’une bonne image. Par conséquent, c’est bien le sujet qui rend nécessaire le processus de fabrication de l’image, et il faut faire avec cette contradiction. L’aboutissement de tout ce travail, c’est le plaisir que nous éprouvons dans l’expérience d’une bonne œuvre d’art. Tout ce qui compte en art relève de cette expérience de plaisir, de jouissance esthétique, sans laquelle rien d’important ne peut se passer en art.  Julie Boisard pour Cairn.info

 

« Après- midis d’été » 2011
« Après-midis d’été » 2011

Tentative d’interprétation personnelle:

Deux pièces peintes en jaunes et le même divan. Deux jeunes personnes nues et alanguies. Pourtant, chaque scénographie raconte leur histoire.

On y voit un jeune homme, occupé par lui-même, dans une chambre aménagée avec deux fauteuils, des livres et une série de quatre abstractions géométriques. Des symboles d’une vie intérieure riche et nourrie de fantasmes qui lui ouvriront des portes. D’ailleurs les portes de sa chambre s’ouvrent sur d’autres portes. Une lampe en forme de sein surplombe son activité.

La jeune fille du diptyque, bien qu’installée dans une chambre identique, est désoeuvrée. La porte de la chambre semble donner sur une cuisine (!), présupposition d’une destinée? Les murs vides supposent sa disponibilité ou la virginité de son esprit (ou de son corps). Pour moi, son air égaré ou rêveur ne signifie pas sa vacuité mais son imagination. Elle dispose d’une fenêtre, une ouverture sur le monde et la nature. A la vue de la chaise, on se doute que son assise dans la vie  risque d’être moins confortable que celle du jeune homme.

« Morning Cleaning, Mies van der Rohe Foundation, Barcelona », 1999 (diapositive sur caisson lumineux)

« Morning Cleaning » peut être vue comme un discours sur l’art, du classicisme de la statue de Kolbe, « le Matin », à l’expressionisme abstrait des traces de savon sur la vitre. Ou alors… un hommage à Marcel Duchamp, un regard revisitant son Grand Verre: « La mariée mise à nu par ses célibataires même ».

Depuis ma première rencontre avec son oeuvre (grâce à la réalisatrice Ursula Meier), j’ai cultivé une forte inclination pour Jeff Wall. J’ai découvert qu’il est lui aussi fasciné par l’oeuvre de Marcel Duchamp, au point de lui consacrer une thèse (définitivement inachevée…). Sa conférence sur « Etant Donnés », l’oeuvre posthume de MD, a été éditée par Stefan Banz (KMD).

VERLAG für MODERNE KUNST KMD/KUNSTHALLE MARCEL DUCHAMP-N°12

 

*une possible altercation, les sentiments évoqués par les expressions faciales, le racisme, la moquerie, la domination de l’homme sur la femme, les différences de classes sociales, la violence, les habillements significatifs, etc.

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