« Marcel Duchamp and the lure of the copy »

La Peggy Guggenheim Collection propose d’explorer, grâce à cette exposition, l’interrogation que pose cet artiste précurseur sur la distinction entre l’oeuvre originale et la copie. Ma passion pour le travail de Marcel Duchamp étant inextinguible, je ne m’en suis pas privée. D’autant qu’elle est organisée par Paul B. Franklin, historien de l’art basé à Paris et expert de renommée internationale sur la vie et l’œuvre de Marcel Duchamp.

J’ai conscience que les éventuel.le.s lecteurices ne seront pas forcément des aficionados de Duchamp. Cette chronique est écrite pour ma mémoire surtout.  Les commentaires sont des traductions partielles des cartels que j’ai enrobées de diverses références venues d’ailleurs (Bernard Marcadé, Marc Décimo, Marc Vayer, Francis M. Naumann). Au vu des commentaires entendus à la sortie de l’exposition, celle-ci ne contribuera pas ou peu à une meilleure connaissance de l’oeuvre et de la pensée de Duchamp.

L’exposition présente une soixantaine d’œuvres d’art datant de 1911 à 1968, une sélection d’oeuvres à comparer, originales ou reproduites. « L’idée d’original n’existe ni en musique ni en poésie » déclarait MD. Il s’est donc saisit de sa propre production, la dupliquant, allant jusqu’à lui ajouter de légères variantes à la main, la rendant par là même aussi abordable qu’unique.

« La Boîte-en-Valise » 1935-1971. Série F, assemblées en 1966. Editions non numérotées. Cuir rouge, 80 répliques et reproductions.

Pour situer l’homme Marcel Duchamp, je cite ici Marc Decimo, linguiste et historien d’art, ayant publié quasiment une dizaine d’essais sur l’oeuvre de l’anartiste:

Duchamp est un individualiste, un joueur, un contemplatif, un cérébral, un bricoleur-inventeur en tout genre. Il aime le mouvement sous toutes ses formes, dont celui de la pensée, des pièces d’échec, des roues de bicyclette, et, à défaut, des flammes dans l’âtre. Duchamp est un prince sans rire. Il est libre comme un poète de dissocier et d’associer de gré ou de force. Duchamp est un pataphysicien.  « Le Duchamp facile » (les Presses du Réel, 2005)

Plan pour « Cimetière des uniformes et livrées », 1913 (projet Grand Verre)

Que nous apprend cette exposition sur MD et son attrait (the lure: peut être traduit attrait ou leurre, très duchampien!) pour la réplique, reproduction, multiple, reconstitution ou copie, lui qui a clamé sa détestation pour toute forme de répétition?

Ce qu’il voulait dire par répétition était l’activité des peintres à style, que l’on reconnait par la facture de leur peinture, toujours identique. Il arriva à la conclusion que la seule façon d’éviter de se répéter dans son travail était la duplication!

« Je ne voulais pas être un pseudo-Cézanne et je commençais à utiliser mon esprit au lieu de mon pinceau. » (Marcadé, p.47)

« Jeune Homme triste dans un train », 1911

Peint juste avant son fameux tableau du « Nu descendant un escalier« . Cubisme ou futurisme? Ce qu’il suggère est le mouvements, celui du train et celui du jeune homme. Les titres, pour l’artiste, sont « une couleur de plus au tableau ». La redondance du son TR dans les termes évoque les enchaînements  sonores répétitifs du voyage en train.

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« A propos de Jeune Soeur », présenté en 1915 sous l’intitulé de Study of a girl, change de titre en 1936. Le verso de la toile dévoile un nu plutôt fauviste qu’il rejette furieusement en inscrivant le mot merde en travers. Cet envers daterait d’entre 1905 et 1908. Une première peinture y avait été abandonnée précédemment.

A partir de 1912, MD décide d’arrêter d’être « peintre au sens professionnel du terme« . Il passera pourtant encore 6 mois à peindre durant les week-end une commande de l’une de ses mécènes, Katherine Dreier (Tu M’, 1918). Après cela, il se tiendra cependant toujours en contact avec le milieu de l’art et continuera de créer, mais sans térébenthine, tout en jouant frénétiquement aux échecs.

« Pour une partie d’échec », octobre 1911. L’un des 7 dessins préparatoires de « Portrait de joueurs d’échec » (reproduit ci-dessous) datant de décembre 1911.

« The Chess Players », 1965 (gravure, édition 9/50)

La gravure ci-dessus fut produite 54 ans plus tard. C’est un don pour l’exposition « Hommage à Caissa » ( NYC, février 1966), au bénéfice du Fond Marcel Duchamp for The American Chess Foundation. D’après un poème, Caissa serait la déesse des échecs. Il utilisa le cuivre de cette eau-forte en tirage à 50 exemplaires pour la vente durant l’exposition, puis 25 épreuves réservées à des cadeaux.

Boîte Verte, 1934.

En 1934, Marcel Duchamp trie et édite ses nombreuses notes réalisées dès 1911 pour la genèse de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923, Philadelphia Museum of art). Il copie minutieusement ses notices et les rassemble en pièces détachées dans cet ouvrage, relié en fin cuir vert, la Boîte verte. Y compris les illustrations, ce sont 93 documents des années 1911 à 1915 qui emplissent la boîte.

L’un des textes commentant l’exposition

Il considérait ses notes comme faisant partie intégrante de l’oeuvre. La Boîte de 1914 rassemblait déjà 16 notes manuscrites. La Boîte verte  collecte toutes les notes prises durant la conception du Grand Verre. Comme Leonardo Da Vinci, MD tient à remettre l’art au service de l’esprit (l’arte è una cosa mentale).

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Début 1935, Md annonce son projet de « faire un jour un album d’à peu près tout ce qu'(il ) a produit« . Il va faire oeuvre de sa production entre 1935 et 1941 avec la Boîte-en-Valise (de ou par MD ou Rrose Sélavy). C’est un répertoire de 69 de ses créations en reproductions (2D) ou répliques (3D) miniatures. Usant de phototypes et de pochoirs colorisants, il annonce le 1er janvier 1941, la parution d’une « boîte à tirettes gainée de cuir […] contenant la reproduction fidèle en couleur, découpage, estampage ou objets réduits de verres, peintures, aquarelles, dessins, readymades, dont l’ensemble (69 items) représente l’œuvre à peu près complète de Marcel Duchamp entre 1910 et 1937 ». De 1942 à 1966, avec l’aide d’assistant.e.s, il en réalise 312 exemplaires dont 20 de luxe.

Edition de luxe (I/XX) achetée par Peggy Guggenheim à MD

Chacune des éditions de luxe est réhaussée par une oeuvre originale. Celle de Peggy G. est le coloriage original que MD a peint à la main comme guide pour la reproduction en phototypie couleur au pochoir du « Roi et la Reine… » peint en 1912. La mise en abîme est phénoménale… En 1940, durant l’exposition internationale du surréalisme, ce fut, avec la Broyeuse de chocolat, la première fois dans l’histoire qu’un artiste vivant était représenté par des reproductions de ses oeuvres dans une exposition! (Francis Naumann, l’Art à l’ère de la reproduction mécanisée, p.140). Ci-dessous l’huile sur toile originale.

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Financée en partie grâce à la vente de reproductions colorisées, la boîte-en-valise inclut les reproductions d’oeuvres en noir et blanc, dont voici quelques-unes présentées dans la Collection Peggy Guggenheim:

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L’un des plans préparatoires du grand Verre

La première monographie et catalogue raisonné (1958-59) consacrée à Marcel Duchamp est rédigée par Robert Lebel, ami de MD. L’édition originale sera tirée à 137 exemplaires, dont 10 (IàX) + 110 (1à110)+17 (AàQ). Elle a été supervisée de très près par Marcel Duchamp en personne.

« Sur Marcel Duchamp, dit EAU & GAZ à tous les étages ». Boîte contenant l’ouvrage (7 / 110). Exemplaire ayant appartenu à Peggy Guggenheim.

« La Mariée » (Bride), 1934 (Aquatinte en couleurs, eau-forte et mine de plomb sur papier japon). Edition de luxe de 20. Collection Attilio Codognato, Venise.

MD s’associe à son frère Jacques Villon pour créer cette estampe d’après la « Mariée« , huile sur toile de 1912. Il y ajoute en bas à droite cette pièce d’échec, le cavalier, symbolisant la stratégie. Au jeu d’échecs, il saute les obstacles dans un déplacement qui paraît irrationnel.

« Mariée », 1937. Pochoir coloré avec pièce de 5cts française (comme pour un document légal certifiant son authenticité)

« Il y a toujours quelque chose de tout fait dans le tableau : vous choisissez vos couleurs, le sujet, vous choisissez tout.(…) Là c’est la même chose. C’est un choix d’objet. Au lieu de le faire, il est tout fait. (…) Il y a toujours quelque chose de tout fait dans le tableau: Vous ne faites pas les brosses, les couleurs, la toile. Alors, en enlevant tout, même la main, n’est-ce-pas, on arrive au readymade (…). » MD (Marc Decimo, le Duchamp facile, p.115)

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Les readymades ci-dessus, dessins et duplicatas, ont été souvent réédités par MD dans le but de faire des cadeaux aux ami.e.s ou recueillir des fonds: l’image du peigne gravé de « 3 ou 4 gouttes de hauteur n’ont rien à faire avec la sauvagerie » imprimée pour une couverture de revue; un échiquier en 30 répliques, signées et numérotée destiné à recueillir des fonds pour la Fédération américaine d’échecs; le dessin d’un crabe pour une amie de Teeny, amatrice de pêche (allégorie de la reproduction puisque l’animal est capable de régénérer ses pinces perdues); Un anagramme pour son ami et collectionneur bisexuel Pierre de Massot devenant Ma Pissotière; un dessin de Fontaine, ce réceptacle dont le titre inverse la fonction (de 1917 d’après la photo de Stieglitz, readymade perdu, mais fabriqué à nouveau en 1964), où le lettrage rouge souligne urinoir et urine; le Trébuchet , piège ou coup stratégique aux échecs et jeu de mot; une carte d’un paysage hivernal auquel il ajoute deux taches de couleur évoquant les flacons de pharmacie; la photo du Porte-bouteilles devenu sculpture avec le temps alors que MD  voulait que ses readymades disqualifient l’esthétique et les choisissait en fonction d’une indifférence visuelle et absence totale de bon ou mauvais goût.

Les readymades réédités par Arturo Schwarz en 1964 ont été agréés, numérotés  et signés par Marcel Duchamp, mais limités à huit exemplaires. Ceci dans la tradition des fonderies françaises de sculptures en bronze.

Marcel Duchamp en Rrose Sélavy, 1923? (Man Ray et MD)

Ce portrait diffère de celui de 1920. Celui-ci est daté de 1923. Etonnant car la série connue est celle que Man Ray a photographiée en 1920, quelquefois datée 1921. Rrose Sélavy est l’alter ego féminin de MD. Le portrait ci-dessus est clairement queer non-binaire. Ici, me fait remarquer Marc Vayer, iel porte une casquette de peintre masculin de Sherwin-Williams, le fabricant américain de peinture. Un ironique message d’un peintre en bâtiment aux artistes peintres? Un homme travesti en femme travesti en peintre…

Duchamp signa et cosigna quelques-uns de ses readymades de ce nom à consonance féminine, ainsi que deux de ses boîtes. Le nom fut ensuite repris par Robert Desnos dans le recueil de poèmes « Corps et Biens« , 1930.

En 1938, il matérialise Rrose Sélavy pour l’Exposition internationale du surréalisme où un collectif d’artistes habille chacun son mannequin. MD le revêt de vêtements masculins, lui glisse une ampoule rouge dans une poche et signe Rrose Sélavy sur son pubis (Rrose sur Centenaire Duchamp de Marc Vayer). Beaucoup plus modeste et moderne que celui d’André Masson dont le mannequin patriarcal est bâillonné et la tête enfermée dans une cage à oiseaux!

Marcel Duchamp couturier! Si l’on admet que son nominalisme pictural affecte chaque tissu ou fil utilisé comme le signifié d’oeuvre, le gilet exhibant les caractères d’imprimerie reproductibles à l’infini, ce vêtement serait l’inverse d’une mise à nu. Pourrait-il s’agir d’une promotion des textes et citations de MD?

L.H.O.O.Q. , la célèbre Joconde rendue barbue et moustachue par MD en 1919. On peut y discerner plusieurs sens: LOOK, appel au regardeur, un readymade rectifié, l’ambiguïté du genre, une grivoiserie, la dénonciation de l’unicité de la personnalité ou un dadaïsme ironisant.

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Le mouvement répété s’exprime comme un leitmotiv dans l’oeuvre de Duchamp et la rotation le fascine autant que l’impression de relief cinétique en 3D. En 1925-26, il collabore avec Man Ray pour réaliser Anémic Cinéma où 10 disques optiques en spirale et 9 disques de jeux de mots se succèdent durant 7 minutes. Dix ans plus tard, il édite six Rotoreliefs recyclés du film, qu’il rééditera à plusieurs reprises. La répétition rendue hypnotique par rotation trouve un écho dans ses titres ou ses jeux de mots. Le panneau explicatif de l’exposition rend également attentif à l’intérêt que prend MD pour les portes et fenêtres (ne s’est-il pas dit fenêtrier?) et leurs mouvements cycliques d’ouverture/fermeture, ainsi que pour l’opacité/transparence: toutes choses significatives de son oeuvre.

Réutilisations diverses de Rotoreliefs, ici pour des couvertures de revues

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Couverture de reliure unique pour ce Manifeste du surréalisme. Conçue par MD et certainement Mary Reynolds. Goldfish entre feuilles de parchemin.

La couverture de ce numéro spécial du magazine View paru en 1945 est une création originale de MD. On y voit une bouteille de vin assortie d’un goulot rouge, qui, telle un cigare, rejette de la fumée dans une nuit étoilée. L’étiquette est le livret militaire de MD. La note « Inframince » était en quatrième de couverture. La publication englobait une série d’hommages faits par les amis intimes collègues de MD. Il y aurait beaucoup à dire sur les significations de cette couverture et la note « inframince »…

Note de l’exposition

Dérivé d’une plaque publicitaire pour le Sapolin Enamel, une marque de peinture, ce readymade rectifié date de peu de temps après l’arrivée de Marcel Duchamp aux Etats-Unis. Il est une sorte d’hommage à Apollinaire, rencontré chez les Picabia,  qui déclare, dans son livre Les peintres Cubistes (1905-1912) :« Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l’Art et le Peuple. » Ce à quoi Marcel Duchamp dira (non sans lucidité): « Apollinaire affirmait n’importe quoi. Rien ne pouvait lui donner l’idée d’écrire une telle phrase. » Et pourtant… visionnaire Apollinaire!

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L’exposition se termine avec l’édition de luxe de 1966 de la Boîte-en-valise, année qui inaugure la première rétrospective de l’oeuvre de Marcel Duchamp à la Tate Modern, Londres.

Leonora Carrington, Berenice Abbot et Peggy Guggenheim, trois femmes sur la photo ci-dessous. C’est un peu mieux que celle des surréalistes qui, en 1933, n’en avaient inclus aucune! (Duchamp en haut)

Artistes européens expatriés, dans la demeure de Peggy Guggenheim, en 1942.
Soirée pour Marcel Duchamp chez Peggy Guggenheim, Venise, 6 septembre 1960

A mon humble avis, la somme des connaissances et des recherches de Francis M. Naumann réunies dans le livre ci-dessus nous en apprend largement plus que cette exposition sur MD et la reproduction, terriblement technique et peu représentative d’une grande partie de son génie. Mais cette exposition, ce temps en symbiose avec la pensée et le geste de Marcel Duchamp, fut pour moi formidablement émouvant.

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