« Comment retenir sa respiration » Philippe Saire

A l’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, du 8 au 12 novembre 2023

Avec Claire Deutsch, Marion Chabloz, Pierre-Antoine Dubey, Zaccharie Jourdain

Texte de Zinnie Harris, autrice britannique, mise en scène Philippe Saire.

Dana est une femme libre et indépendante, une sorte de RH en entreprise, qui vit avec sa soeur. Elle passe une nuit avec un homme qu’elle vient tout juste de rencontrer. Son attirance envers lui la pousse à envisager une suite à leur aventure, ce qui n’est pas le cas pour son partenaire. D’ailleurs, il tient à payer cette nuit d’amour, ce que Dana, offusquée, refuse fermement. Une histoire banale? Non, car l’homme lui révèle être un démon. Il s’ensuivra une transaction financière indispensable pour lui, car le diable ne peut rien devoir à personne.

Photo© Philippe Weissbrodt

L’histoire prend alors des proportions monstrueuses. Est-ce vraiment cette somme due de 45 euros qui renverse la situation mondiale? Tel le battement d’aile du papillon, cette infime modification dans l’ordre divin (ou démoniaque) engendre un chaos considérable. L’économie s’effondre en Europe ce qui  provoque une vague de migration vers les pays du sud. Dana est peu à peu entraînée, avec sa soeur, dans ce maelstrom migratoire. Il semble pourtant qu’il lui soit impossible de réaliser totalement cette débâcle: « On vit en Europe, il n’y a pas de problème ici ».

Le dispositif scénique se compose de panneaux verticaux blancs mobiles, dont certains incluent l’incrustation d’un lit ou d’une table amovible. Cette scénographie offre une large part aux jeux de lumière, dont une trouvaille réjouissante: le voyage ferroviaire des protagonistes est simulé à l’aide un petit train miniature lumineux qui, passant sous et devant divers objets, crée des ombres en mouvement. Le même procédé est utilisé pour le voyage en voiture, tandis que les reflets du voyage par mer sont figurés par des contre-jours ondoyants. Les silhouettes des acteurices s’impriment dans ces paysages, dessinant des ombres chinoises poétiques.

L’énergique et déterminée Dana, sa soeur plus faible mais réaliste, le bibliothécaire ambigu et le démon contrarié dépeignent des personnages équivoques à facettes multiples. La chorégraphie de leurs échanges décrit bien les contenus implicites de ce texte très écrit. Entourloupes en pirouettes, gestes ébauchés et postures d’évitement, reculs et avancées, dépeignent des formes de narration suggestives imprégnées de clairs-obscurs. Utilisant le lit de Dana, ce personnage démoniaque apparaît et disparait telle une hallucination. La pile de livres devient socle et prétexte à mouvements.

photo © Philippe Weissbrodt

La musique et les sons sont omniprésents ajoutant à l’atmosphère ambiante. L’intemporel morceau de Eurythmics « Sweet Dreams » entraîne Dana dans une danse libérée qui déstabilise son sulfureux partenaire. Ecoutez-en les paroles!

Le personnage du bibliothécaire est-il le contre-pied angélique du démon maléfique? Ces guides de vie pratique, uniques arguments qu’il brandit, contribuent-ils à sauvegarder le libre arbitre humaniste? Ce démon pernicieux, craignant l’embrouille et contraint au marchandage, est-il si détaché de sa victime? L’audacieuse Dana a-t-elle raison de s’obstiner à rester pure? Où se cache le réel, où trône le fantastique?

L’un des thèmes de cette sombre histoire, la migration, est une vraie question d’actualité. Son miroir inversé appliqué à l’Europe plonge l’assistance dans une fiction plus proche de son propre vécu que l’article lu dans le journal du jour, l’émoticône triste ajouté dans un réseau social ou la signature d’une pétition. La réflexion qui émerge de la pièce n’est pas anodine. Une « influence civilisatrice », comme le suggère Dana, ne suffira pas. Peut-être, comme le propose le bibliothécaire, nous faudrait-il un baume antis(c)eptique pour réaliser la misère du monde et acter à son encontre? C’est lui aussi qui nous conseille d’apprendre à retenir notre respiration… très longtemps… Ou alors toute cette histoire n’était-elle qu’un cauchemar?

« Si vous voulez bien commencer votre présentation… » déclare la voix du leader

Photo © Philippe Weissbrodt_

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