« Les Variations Goldberg, BWV 988 » Anne Teresa de Keersmaeker/Pavel Kolesnikov

A l’Opéra de Lausanne, du 26 au 28 novembre 2021 (Vidy Hors-les-murs)

Sur la musique de Johann Sebastian Bach

L’oeuvre a beau compter bientôt 300 ans, son éloquence émotionnelle nous empoigne toujours. Les célèbres Variations paraissent légères à l’écoute, on y entre avec une aisance totale. Elles demandent pourtant une technique considérable au clavier ainsi qu’une immense sensibilité. Comme toute oeuvre musicale?

Selon Le pianiste Pavel Kolesnikov : « L’œuvre offre évidemment à l’interprète un exercice mêlant technique, savoir-faire et goût. Certains passages sont extrêmement virtuoses. Mais c’est autant un exercice spirituel. L’œuvre nous parle de dépassement de soi, d’aspiration et de perfectionnisme. »

La danseuse et chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker la revisite avec bonheur et le talent que lui confère son expérience: « Dans certaines cultures orientales, on prétend qu’à soixante ans, l’être humain redevient bébé et commence une nouvelle vie. La chorégraphie sur les Variations Goldberg de Bach est une exploration de ma propre danse et des mouvements que j’ai élaborés ces quarante dernières années.»

© Anne Van Aerschot

Sur un plateau nu, marqué toutefois des signes géométriques propre à la chorégraphe, un piano à queue côté jardin côtoie un amas doré qui fait écho au monumental rectangle scintillant accroché sur le mur côté cour. C’est ainsi que la lumière sera diffusée, par rebond. Une très belle idée de la scénographe Mina Tiikkainen pour ce spectacle tout en clair-obscur, permettant des points de vue contrastés des mouvements de la danseuse.

Ce spectacle formidable a généré un article formidable composé par Alexandre Demidoff dans le journal suisse Le Temps. L’ayant lu, il m’est impossible d’en écrire un autre. Et puis, je n’ai pas vu assez de spectacles de Anne Teresa de Keersmaeker pour évoquer avec pertinence cet autoportrait dont parle le journaliste. Je partage donc ce très beau texte ci-dessous:

Alexandre Demidoff, lundi 29 novembre 2021.

Elle est venue et elle a tenu sa promesse. Anne Teresa De Keersmaeker a subjugué comme il y a dix-neuf ans ici même, quand elle dansait sur des chansons de son idole Joan Baez – Once. Grâce à elle, ce week-end à l’Opéra de Lausanne, on a remonté le temps d’un pas espiègle, le seul qui convient pour ce genre d’ascension. Grâce à elle, on a accueilli l’hiver des jours avec le flegme d’un brahmane. Sur le rivage de sa danse et de sa vie, la chorégraphe flamande, 61 ans, s’est révélée, une nouvelle fois, magistrale de rigueur, inouïe de liberté. Tout près d’elle, en communion, le jeune pianiste russe Pavel Kolesnikov était au diapason, merveilleux sur les dunes des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach.

Le bonheur de ce spectacle invité par le Théâtre de Vidy tient à sa dialectique à fleur de peau: le duo s’aventure dans des contrées où la virtuosité cousine avec l’enfance, où la raison des Lumières autorise la licence d’une sauvageonne, où le labour de la paysanne est le sillon de la rêveuse. Tous les matins du monde dans un corps fluide. Tous les crépuscules aussi, dans l’ivoire du soir. Les Variations Goldberg domptées d’abord, libérées ensuite par Anne Teresa et Pavel sont une expérience du temps, de l’origine et de la finitude.
L’étoffe de la jeunesse
Mais voici qu’elle entre en scène, robe noire courte et transparente, dans le silence qui précède Jean-Sébastien Bach et qui est déjà Bach. A sa droite, un piano à queue. A sa gauche, suspendu, un grand rectangle argenté en aluminium, l’horizon d’un songe. Ses bras fins sont des coupe-papiers quand ils déchirent l’air. Ses pieds sont des pattes d’oiseau impatient quand elle sautille. Que fait-elle? Elle calligraphie le voyage à venir.

© Anne Van Aerschot

Car elle n’attend que lui, Pavel. Il est là, en débardeur blanc, comme dans le studio de sa Sibérie natale. Il vient de prendre le large au clavier,nautonier insouciant et sûr de son fleuve. Elle, elle couche soudain sa silhouette de roseau, on dirait une gisante, auréolée de ses cheveux blanc-or. C’est le ballet de ses doigts à lui qu’on regarde alors, leur intrépidité de somnambule. Dans un moment, il poursuivra son soliloque dans le noir complet. Son piano sera notre lampe-tempête. Dans la nuit fendillée, on distinguera Anne Teresa en pleine métamorphose. Une jaquette orange et un short endiamanté. C’est sa jeunesse qui retrouve son étoffe. Adieu, sa tunique de prêtresse et ses invocations énigmatiques. La voici gamine comme dans les Flandres de son enfance.Le secret d’Anne Teresa
Car la beauté de ces Variations Goldberg est là: Anne Teresa signe un autoportrait où toutes les phrases sonnent juste parce que sous-tendues par une mathématique d’elle seule connue, parce qu’aiguillées par le désir. Elle rejoue tous les âges de son art, calligraphe d’un texte très ancien ici, coureuse de steppes là, chuchoteuse de martingale aussi. Elle tourne à présent comme un papillon tandis que Bach infuse. Cet infini du tournis elle y goûte comme une adolescente insatiable. Jusqu’à cette apothéose: en bordure de musique, tout près du public, elle désigne d’un index pénétré le ciel de sa pensée. Puis elle souffle sur un secret. C’est sur ce souffle qu’elle s’efface, comme emportée par lui.

© Anne Van Aerschot

A propos de Rosas danst Rosas, cette pièce pour quatre danseuses bottées de Roots qui la révélait en 1983, la chorégraphe bruxelloise confiait ce week-end au Temps qu’elle était combative et jubilatoire. Quarante ans et une soixantaine de pièces plus tard, Anne Teresa danse toujours avec une joie farouche. Elle jubile comme au premier jour. Le don de l’aube.

Elle termine effectivement revêtue d’un costume de jeune fille, short scintillant et large jaquette rose. Elle s’est mise à nu pour son public, lui racontant sa carrière en dansant, dans une harmonie de clins d’oeil, et un plaisir contagieux. Sublime.

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