« Poupée N. » Grace Seri

Arsenic, Lausanne, du 25 au 28 avril 2024

Grace Seri, dont la collaboration avec Kayije Kagame m’avait impressionnée, explore ici la mémoire ancestrale d’aïeux brutalisés à bord des navires négriers. Plusieurs centaines de personnes y étaient transportées à des fins esclavagistes.

L’espace scénique est tri-frontal. Au fond un écran et un podium où trône le chien blanc. Des photographies épinglées au mur sont reliées à des fils menant à quelques fleurs et une poignée de terre. Ce sont ses cris déchirants que l’on perçoit avant même sa présence.

Dans cette création (écriture, mise en scène, interprétation), Grace Seri nous entraîne dans un  univers de sensations, un monde onirique traversé de scènes effrayantes que nous ne pouvons que deviner par ses hurlements d’un effroi sans nom. La lumière vers laquelle elle se dirige est nimbée d’une vapeur fantasmagorique. Comme une plongée au ralenti vers un miroir qui ne reflèterait que l’immatériel. Des aboiements lointains et une sourde mélopée ajoutent à l’inquiétude ambiante.

« Ce soir, on est en deuil. Je veux rendre gloire à nos suicidées » déclare-t-elle. Un autel garni de portraits de femmes noires, rendus familier par une simple lampe de chevet, baigne dans un éclairage rouge. Un chien de porcelaine blanche fait écho aux aboiements assourdis d’une meute. Elle se masquera le visage, deviendra poupée à la mécanique cassée, brisée par la mémoire meurtrie des abominations passées.

Sur l’écran, filmée, elle a traversé le pont, elle est libre, en pleine nature. Face à elle, la plaine verdoyante et ces chevaux, domptés, en liberté restreinte. Ce qu’elle dévoile sur scène est sa psyché, ce miroir de l’âme. L’extérieur est vaste, l’intérieur ne l’est pas moins. Dehors la lumière, dedans les ténèbres.

Cette pièce est un poème, une allégorie. L’H-histoire est cruelle, elle est loin d’être conclue.

Impossible d’en dire plus, images et sons, postures et mots sont imprégnés de cette mémoire douloureuse. Par sa bouleversante interprétation, Grace Seri nous livre, en cette parabole, un fragment des entrailles de ce qu’Aimé Césaire a nommé la Négritude : « La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture«  . Sous les portraits des anciennes, celles qui ont oeuvré et creusé le chemin, elle transmet et témoigne de façon poignante de ce qui ne s’effacera jamais: l’absolue ignominie de l’esclavage.

 

Photo Philomène Lacroix

Quelques rappels:

C’est en 1836 que les mots abolitionniste et abolitionnisme firent leur entrée dans le Dictionnaire de l’Académie Française.

12 à 18 millions. C’est le nombre estimé d’Africains déportés depuis l’Afrique Subsaharienne vers les Amériques, entre le milieu du 17ème siècle et les années 1850.

Le , le Parlement français vote la loi Taubira qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité.

Le 10 mai est la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions.

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