« Plutôt vomir que faillir » Rebecca Chaillon

Théâtre de Vidy du 29 mai au 2 juin 2024. A noter, séances samedi 1 juin à 15h00 et 20h00.

Avec Chara Afouhouye, Zakary Bairi, Mélodie Lauret, Anthony Martine

« Purée, j’ai mal à l’âge, tout dans mon corps se pousse, se vrille, tous les clignotants en même temps, j’entends tout, je vois tout, je commence à comprendre dans quelle fin de monde j’ai mis les pieds. » (Extrait de la pièce)

Une cantine scolaire. C’est là que cela se passe. Un mur de fours micro-ondes d’un côté, le self service de l’autre et au centre une assiette gigantesque que quatre personnes adolescentes, sacs au dos, se mettent à manoeuvrer et pousser pour la disposer en pleine lumière. L’allégorie alimentaire qui convient parfaitement aux ados. Sans oublier la cuvette des WC.

Une voix off adulte et impérieuse fait l’appel et permet ainsi au public de faire connaissance avec les protagonistes. Zakary est ignoré, Chara se noie, Anthony ment et Mélodie observe.

En quête de leur identité, iels raconteront à tour de rôle leurs galères, leurs familles, leurs particularités, leurs désirs. Le mal-être commun de toustes les adolescent.e.s, direz-vous. Sauf qu’iels manquent de modèles, ont des attentes respectives hors du système normatif, ainsi que d’exotiques origines parentales. Ce qui augmente les difficultés rencontrées lors de cette période de transition. Sentir que l’on a changé, oui mais en quoi? Tenter de se construire, mais en quel endroit? Le regard critique que ces adolescent.e.s posent sur la vie de leurs parents, et vice versa, est d’autant plus mal reçu que les cultures diffèrent, que les diktats et les ambitions des uns percutent les individualités et les élans des autres.

Photos © Marikel Lahana

Le théâtre impétueux de Rebecca Chaillon se veut lutte contre les systèmes de domination. Son style dramaturgique bouscule avec une opportune brutalité et autant d’humour que de pertinence. Pour cette pièce (dès 12 ans), elle met son art au service de la transmission. Les jeunes ont improvisé leurs histoires, elle les a poétisées. Ici, l’intime, avec respect des limites personnelles, est son credo, le questionnement son chemin et le doute son véhicule.

Chacun.e des jeunes aura donc sa plage personnelle dans la pièce. Anthony, noir et gay, trouve sa catharsis dans le manga One Piece. Il en commente un épisode en direct, déployant une énergie à tout casser! Mélodie a beaucoup posté sur les réseaux, elle voulait être entendue. Iel est maintenant queer non binaire et sa façon émouvante d’interpréter la chanson de Barbara est remarquable. Zachary est blanc, musulman et intello, incompris en premier lieu par sa famille franco-algérienne. Il incarne le dilemme du transfuge de classe. Chara, noire et lesbienne, vient d’un milieu évangéliste, c’est tout dire. Elle s’est épanchée dans son journal intime et maintenant irradie en dansant Bollywood.

Ainsi l’énorme assiette de becquées adultosaures dégoûtantes, celle qu’il faut régurgiter, sera peu à peu garnie des réconforts chocolatés du groupe mixtionné, et digérée grâce au verbe craché.

Cerise sur ce gâteau que nous régurgiterons pas, iels invitent une partie du public sur scène pour manger du popcorn maison et visionner un film. Et quel film! Du direct en coulisse, du cinéma gore qu’iels concoctent in situ! Bluffant!

Parmi les surprises que réserve ce spectacle, on a donc vu de la performance, du cinéma, du théâtre, de la danse, de la chanson, de la télé-réalité, du doublage vocal et même une cascade moutardée! On a été ému.e.s, étonné.e.s, horrifié.e.s et mort.e.s de rire!

Alors, et l’identité là-dedans, me direz-vous?

(…) J’espère grappiller des réponses à fournir à mon adolescente fâchée qui ne pouvait ni se nommer noire, ni catho, ni pas hétéro, qui ne pouvait pas comprendre sa famille, qui vivait de silence, de violence, de fratrie éclatée et d’une histoire digne d’une saga.

Aujourd’hui, je sens que mon média de performeuse, que j’ai longtemps cru réservé à des adultes, d’une certaine classe sociale, serait le juste endroit, pour décrire l’intime en construction, l’intime parfois déjà en tempête, pour poser les questions qui fâchent, et les images douces et violentes, pour parler d’un corps individuel et collectif.
Vomir comme un rejet nécessaire et viscéral, une protection contre quelque chose qu’on ne digère pas.
Vomir contre un ordre établi, contre un cadre qu’on n’a pas choisi.

Rebecca Chaillon

 

 

 

 

 

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