Au théâtre du Jorat les 13 et 14 avril 2023

C’est un conte, il fallait quelqu’un pour le raconter et c’est une voix féminine qui s’en charge. Son accent n’a pas fait l’unanimité, pourtant j’ai trouvé que son léger exotisme déclassait ce récit occidental vers une universalité bienvenue. On sait que les contes n’ont pas de racines exclusives. La voix est secondée occasionnellement par un personnage muet mystérieux. Ses gestes ressemblent à ceux des agents de pistes d’aéroports comme s’il nous incitait au décollage dans le ciel nuageux qui l’entoure sur les trois faces de la scène. C’est lui qui orchestre cette tragicomédie. Oui c’est une histoire triste, mais on y rit souvent.
Un soin particulier est donné à la lumière (Eric Soyer) et au son (François Leymarie), parties prenantes de la scénographie. Le plateau, souvent nu, donne toute la place aux comédien.ne.s. On n’a pourtant jamais l’impression qu’il soit vide, les projections sur les parois et l’ambiance sonore (ou musicale) suggérant l’atmosphère adéquate au récit. De véritables merveilles sont mises en oeuvre à ce niveau.
La « très jeune fille » se nomme Sandra, son histoire débute par ce drame, comme dans le conte d’origine: elle perd sa mère. C’est là que, déjà, on perçoit une différence. L’héroïne bouscule sa mère alitée, la pressant de se lever, de parler plus fort. Le murmure des dernières paroles de la mourante, ce qu’elle en saisit, va induire la terrible contrainte dans laquelle elle s’enferme: « Toute ma vie, tu seras dans mes pensées ».

Le thème principal de la pièce est donc le deuil, elle interroge le lien des vivants avec les défunts proches. La culpabilité aussi face à ce qui a été vécu et ne peut être changé. Un autre thème important est le rôle des adultes, parent restant ou de substitution, face aux formes que prend la détresse enfantine, leur lâcheté, l’égocentrisme qui les pousse à une cruauté volontaire ou non, leur aveuglement aussi. La résilience intervient sous la forme d’une fée aux allures d’un capitaine Marleau (de la série TV). Elle use d’un vocabulaire multicolore et, désirant apprendre de ses erreurs, refuse d’utiliser une magie bien trop facile. Un personnage truculent, très terre-à-terre pour une fée: « C’est plus marrant quand ça peut rater! ». De ce fait, Sandra ne portera pas d’uniforme, ni ne se conformera au troupeau.
Du personnage de Sandra, Cendrier (comme l’appellent ses soeurs), Cendrillon, émane beaucoup de force malgré son chagrin. Les pires tâches que la marâtre lui inflige sont pour elle le prix à payer, tel un baume sur ses blessures psychiques: « ça me fera les pieds! ». Le texte actualisé est une superbe réussite. Il conserve les attributs des personnages annexes: un père veule, une belle-mère épouvantable et narcissique, des soeurs cruelles et méprisantes, la fée encourageante. Mais le prince ne ressemble pas à un preux chevalier, chargé qu’il est du terrible mensonge de son père le roi.
La chaussure perdue ne sera pas celle que l’on attend. La fin est teintée d’un amour qui s’apparente davantage à une amitié indéfectible, un réalisme bienvenu qui fait la part belle aux individualités.
Ce spectacle, tout public dès 10 ans, de Joël Pommerat a été créé en 2011. Abordant le réel tout en activant l’imaginaire, il s’appuie sur ce célèbre conte traditionnel (ce qu’il a fait aussi pour « Le petit chaperon rouge » et « Pinocchio ») pour réactualiser des messages universels tels que l’empathie et la résilience. L’humour tout autant que les émotions sont au rendez-vous de son texte et de sa mise en scène. Que vous soyez un.e habitué.e des théâtres ou pas, ne manquez pas l’occasion, si elle se présente, de voir cette pièce dans votre région. (Voir aussi « Contes et Légendes »)