« Le passager » Cormac McCarthy & « Sans compter » Philippe Djian

Mais en voilà une drôle d’idée ! Pourquoi lier ces deux auteurs dans une même chronique? Qu’ont-ils en commun si ce n’est le fait qu’ils sont tous deux écrivains et que leur dernier opus vient d’être publié? Qu’est-ce qui me procure une telle fascination? Ils écrivent de manière si différente…

De plus je ne souhaite pas évoquer la trame de ces deux romans, mais seulement m’interroger sur ce halo qui leur donne grâce à mes yeux.

 The Passenger (que suivra Stella Maris), «diptyque philosophique et métaphysique questionnant la coexistence de la science et de la religion» de l’américain Cormac MacCarthy et Sans Compter, roman noir pour qui sait y lire entre les lignes, de l’auteur français Philippe Djian, aussi distincts soient-ils, représentent pour moi tout ce que j’attends de la littérature: du grand style, du souffle, une langue sculptée mais fluide, une identité singulière, une certaine charpente narrative, et…et… quoi?? ce mystère qui fait naître l’attention?

Découverts durant les années 80, ce sont deux auteurs dont j’ai suivi le déroulement de l’oeuvre au fil des années. Si Djian m’a incitée, par ses mentions, à découvrir nombres d’auteurs américains, les livres de McCarthy n’y ont, à mon souvenir, pas figuré. Peut-être n’aurais-je pas songé à les assembler si je n’avais lu d’affilée leurs derniers ouvrages. A la suite de quoi, il m’est apparu que leurs singularités  respectives s’accordaient pour signifier clairement les raisons de mes préférences littéraires. En effet, comment expliquer posément ce qui porte chacun à distinguer tel ou tel écrivain? Qu’est-ce qui fait pencher la balance de mon goût littéraire? Bien sûr, je suis capable de lire d’une traite un roman qui m’entraîne dans les méandres d’une histoire bien ficelée, mais ils ne sont pas si nombreux les auteur.rice.s auxquel.le.s je reviens systématiquement et durablement.

Avant tout, il y a le style. Oui, mais c’est vaste! qu’est-ce que cela implique?

Ressentir. Non pas grâce aux seuls mots, mais plutôt par des évocations, de celles qui permettent au lecteur de vivre des sensations sans les leur dicter.

Elle s’est employée à tisonner le feu cependant que je m’affairais à la cuisine, mais elle recule à présent car ses joues la brûlent. L’image de Patrick me traverse l’esprit à l’instant. A la lueur des flammes, mon gin prend la couleur du sang. (Djian, Sans Compter, p.118)

 

L’air était frais et moite. Il resta là à caresser le chat. A écouter le silence. Sous ses chaussettes il sentait le martèlement sourd de l’enfonce-pieux lointain. La lente pulsation. Son rythme et sa mesure. (McCarthy, Le Passager, p.69)

Une sorte de concision du récit, pourtant bien différentes chez l’un et l’autre. Des ellipses qui laissent place à l’imagination du lectorat. Même si chez McCarthy, le laconisme est loin d’être ce qui surgit à l’esprit lorsqu’on le lit, il possède l’art de poursuivre la narration en y laissant des inconnues, de mystérieux vides ou des développements faussement anodins. Djian le fait aussi de façon plus incisive. L’efficacité peut résider autant dans l’économie que dans un délayage complexe.

Elle pense que nous devrions renouveler l’expérience. J’acquiesce immédiatement. C’est pure folie. Un jour, tout me retombera sur le dos. La facture me sera présentée. (Djian, p.100)

 

Elle le sentait se rapprocher. Ecoute, ma poulescence, chuchota-t-il. Tu ne sauras jamais de quoi le monde est fait. La seule certitude , c’est qu’il n’est pas fait du monde. (…) Le monde t’ôtera la vie. mais par-dessus tout et en dernier lieu le monde ne sait pas que tu es là. Tu crois comprendre ça. Mais non. Au fond de ton coeur tu ne comprends pas. Si tu comprenais tu serais terrifiée. Et tu ne l’es pas. Pas encore. Sur ce, bonne nuit. (McCarthy, p.179)

La ponctuation. Djian a très tôt réglé son compte au point-virgule, pour ensuite éliminer les guillemets et les points d’interrogation et d’exclamation. McCarthy n’est pas aussi radical, il laisse passer les points d’interrogation, en éradique quelques-uns. Ses dialogues à la ligne, sans guillemets, s’étirent sur plusieurs pages et il ne cherche aucunement  à les écourter.

Elle replonge de nouveau les yeux dans les miens  et c’est à peine respirable.

Et alors, lâche-t-elle soudain dune voix rauque, d’un air incandescent.

Et alors quoi, demandais-je, c’est quoi la question.

C’est pas une question. (Djian, p.167)

 

Les amis te disent toujours de faire attention. De prendre soin de toi. Mais peut-être qu’en fait plus tu fais ça plus tu t’exposes. Il faut peut-être juste s’abandonner à son ange. Peut-être même que je vais m’abandonner à la prière, Messire.  Je ne sais pas trop prier. Mais ça pourrait alléger un peu mon fardeau, qu’est-ce que tu en penses.

J’en pense qu’il faut suivre ton coeur.

Il finit son café et se leva. Les lampadaires étaient allumés dans Bourbon Street. Il avait plu et la lune gisait sur la chaussée mouillée comme un couvercle de bouche d’égout en platine. Prends soin de toi, John.

Toi aussi Messire. A moins que je vienne de te le déconseiller? (McCarthy, p.349)

Le phrasé. Le rythme. Les longues phrases coordonnées par le « et » de McCarthy font l’effet de plan séquence de cinéma. On s’y fait à merveille. La violence tapie entre les lignes de Djian est tout aussi cinématographique. Lui ne décrit pas les lieux, s’en tenant à une météo toute subjective. McCarthy pratique lui aussi par moment ce genre d’association. Le temps qu’il fait est alors l’objet d’analogies atmosphériques en lien avec les sentiments des personnages.

Quoiqu’il en soit, les choses se précisent à bas bruit, le brouillard se dissipe. Le grand froid a disparu. Les journées sont encore sombres et piquantes mais on ne grelotte plus en sortant. En revanche, certains jours, il peut tomber des cordes qui dégringolent de ciels noirs, luisants comme le cuir de gants de boxe. (Djian, p.97)

 

Il déposa les sacoches devant le box et déverrouilla le cadenas et remonta la porte basculante et alluma l’unique ampoule au plafond. La voiture était recouverte d’une bâche de tissu et il longea le mur jusqu’à l’avant et défit les sangles et rabattit la bâche par-dessus le capot et le toit en acier inoxydable et l’emporta au dehors et la secoua. (McCarthy, p.220)

C’est que la banalité n’est pas de mise au sujet de ces deux auteurs! Etant si singuliers, ils ne font pas l’unanimité des lecteurices. Cependant le cinéma a consacré leur popularité. Ces vieux briscards géniaux de la plume ont bénéficié d’adaptations cinématographiques plus ou moins réussies. (Les meilleures: Elle de Verhoeven adaptation du OH! de Djian et La Route , le sublime roman de McCarthy , dont l’adaptation éponyme est de John Hillcoat)

Pour « Oh… » , le roman a mon style, mais le film a celui de Paul Verhoeven, incroyablement pointu. L’écrivain ne peut pas être trahi : le livre est un livre, pas un scénario. L’auteur est un emmerdeur pour le metteur en scène et si on enlève au cinéaste toute liberté, on obtient un film plat, sans âme, sans vision. Djian, 2016

Sur Philippe Djian 

Au fond, The Road amène à interroger la limite du cinéma face à la prose de l’écrivain: un bon cinéaste est-il capable, comme un grand romancier, de faire cohabiter constamment plusieurs sensations? Thierry J. pour Le Temps, 2009

Sur Cormac McCarthy

Qu’est-ce qui déclenche un attrait, construit un goût? Qu’est-ce qui détermine la préférence artistique? Hors l’éducation et/ou le milieu social, plus on pratique la lecture, les musées, les arts vivants ou le cinéma, plus nos choix deviennent sélectifs. Ils se font alors sur la base de comparaisons et s’évaluent à la lumière des expériences personnelles, celles qui nous ont captivé. Que l’on recherche l’émotion, le sens ou l’esthétique, le jugement porté ne peut être que subjectif. Un certain équilibre semble indispensable pourtant, une harmonie, même si elle est empreinte de chaos. Le goût dépend de la sensibilité de chacun.e. Pour apprécier un bon vin, faut-il  en avoir goûté d’autres? Pour le juger, en revanche, l’expérience est fondamentale.

Les systèmes 1 et 2 du fonctionnement du cerveau ont-ils quelque chose à voir avec la réception individuelle d’une oeuvre? Le système 1 (rapide, instinctif et émotionnel) et le système 2 (plus lent, plus réfléchi et plus logique) sont indissociables, mais ce dernier est paresseux, il lui faut un certain temps pour qu’il s’active. Je vous laisse avec ça…

« L’art est une chose beaucoup plus profonde que le goût d’une époque. Et l’art d’une époque n’est pas le goût de cette époque. C’est très difficile à expliquer parce que les gens ne pensent pas qu’on puisse faire autre chose que par goût. On vit par son goût, on choisit son chapeau, on choisit son tableau. » Marcel Duchamp

2 réflexions sur “« Le passager » Cormac McCarthy & « Sans compter » Philippe Djian

  1. À priori oui, c’est une drôle d’idée d’associer les deux. Mais puisque vous aimez ces auteurs vous vous en sortez fort bien. Pour ma part, j’avais dévoré La route, de McCarthy. Et été très déçue par l’écriture de « Oh…! » que je n’ai pas réussi à prendre pour un roman mais pour un scénario. Enfin bref, j’apprécie l’un, l’autre échappe totalement à ce que j’attends de la littérature, d’où le fait que j’aurais été loin de parier qu’on puisse associer les deux. Tu en fais un bel article en tout cas.

    Aimé par 1 personne

  2. Oui, tu nous parles très bien de ces deux auteurs !
    Je n’ai jamais lu McCarthy, enfin pas encore ! Par contre, j’apprécie beaucoup Philippe Djian. J’ai déjà lu plusieurs de ses romans. J’aime son style d’écriture et je suis sûre de m’évader avec lui !
    Je prends note pour ma PAL. 😉
    Bonne fin de journée à toi.

    Aimé par 1 personne

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