« Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité (nouvelle génération) » Alexandre Doublet

Au Théâtre de Vidy, Lausanne du 15 au 25 mai et à la Comédie de Genève du 29 mai au 8 juin 2024

Une première version de cette réécriture a été créée entre 2009 et 2014. Le metteur en scène Alexandre Doublet la revisite et en fait une nouvelle création en l’actualisant. Je n’avais pas eu la chance d’y assister à cette époque, mais il est évident que les évolutions sont nombreuses. En premier lieu celles évoquant l’hétéronormativité.

Inspirée du Platonov d’Anton Tchekhov, première pièce écrite en 1878 à l’âge de 17 ans, le personnage éponyme masculin sera ici une personne trans féminine. Permettant l’évocation de genres et de sexualités pour le moins (!) ignorés jusqu’il y a peu, la pièce réaffirme leur place dans la société actuelle et prône la liberté et l’ouverture.

La scénographie est épurée (et éco-responsable!), bâtie à base de tables rectangulaires, où les éléments sont déplacés et modulés à vue. Les instruments de musique sont sur scène.

C’est l’histoire d’une fête réunissant des ami.e.x.s de longue date chez Leïla, veuve de 45 ans, vivant avec son beau-fils Alex, récemment marié à Chris. Lilly, ancienne étudiante suédoise âgée de 65 ans, telle le choeur antique, supervise de sa voix les péripéties de l’action. Aimée  Platonov est l’épouse d’Ange le bien nommé, papa idéal de leur bébé. Sa soeur Charlie débute une relation avec June. L’alcool et les substances aidant, l’intrigue sera riche et le dénouement dramatique. Bien que l’humour émaille cette pièce captivante.

© Olivier Lovey

Une génération de trentenaires dont la parole sera ainsi auscultée. Tchekhov l’a créé en son temps, Alexandre Doublet l’actualise avec pertinence. Mais, cerise sur le gâteau, il est coloré par des chansons de variété (une quinzaine), dont les mélodies et la plupart des paroles nous sont connues. Un plaisir impossible à bouder! Le musicien Baptiste Mayoraz (composition, arrangements, création sonore et vocale) accompagne l’entièreté de la pièce avec un brio exceptionnel, habillant la pièce d’ambiances sonores.Tout se joue en direct grâce à ce talentueux compositeur qui pratique piano, guitare basse et électrique, violon et batterie. La musique accompagne les comédien.ne.x.s qui chantent le morceau appuyant leur propos.

Le vocabulaire inclusif (choisi aussi pour ce blog) est oralisé par les personnages et on s’y fait très bien. Il fait partie des changements auxquels nous nous habituons peu à peu et que la génération décrite ici met en avant. « Ce qui n’est pas nommé n’existe pas« .

L’histoire de ces personnages n’est pas « naturelle » elle est « humaine ». Cela veut dire qu’elle n’obéit pas aux lois de la nature mais aux règles que les humain·e·s établissent entre iels pour essayer de vivre en société. Alexandre Doublet

©️ Olivier Lovey

C’est Aimée qui fait basculer les équilibres affectifs et amoureux. Jouée par Aurélien Gshwind, elle est une manipulatrice de haut vol, charismatique et attirante, n’hésitant pas à changer d’avis et bousculer la vie de ses proches de façon cynique et cruelle. Mais on craque pour elle, la versatilité n’est-elle pas un trait d’humanité? Le statut de la jeunesse est un lieu de recherche quelquefois tragique.

Lilly, interprétée par Anne Sée, est magistrale en Pythie céleste et imbibée, style Brigitte Fontaine quand elle chante, puis Sphynx hiératique en fin de partie. June (Estelle Bridet) chante magnifiquement, son personnage est timoré mais sincère. Charlie (Melody Pini) doit reconstruire son estime d’elle-même, elle craint de ne pas atteindre ses objectifs. Leïla (Malika Khatir) symbolise la maturité, mais son amour caché la tire en arrière. Ange (Christian Cordonier) est un Candide parfait, jusqu’au moment où, soudainement, il s’effondre. Chris (Samuel Van der Swaelmen) est pris entre deux feux et choisit un camp battu d’avance. Alex (Emeric Cheseau), jeune marié amoureux, se croit casé, il tombera de haut.

Texte et musique se fondent en harmonie ou se heurtent avec raison. La pièce est longue (3h30), elle est aussi passionnante. Pas une seconde d’ennui pour ma part, malgré la seconde partie, après l’entracte, un peu moins jubilatoire mais tout aussi riche en états d’âmes et rebondissements. Plus dure sera la chute d’Aimée…

Des comédien.ne.x.s formidables portés par un texte audacieux et actuel. Comme quoi Anton Tchekhov, avec son Platonov créé à l’âge de 18 ans, touchait déjà du doigt une forme élaborée de compréhension humaine…dont un patriarcat destructeur, bien que différent de celui qui persiste aujourd’hui. Cette mise en scène est une pierre de plus à l’édifice social contemporain en construction. Elle est aussi et surtout une oeuvre théâtrale lumineuse.

Dans “La femme d’à côté“ de François Truffaut Fanny
Ardant allongée sur son lit d’hôpital après une tentative de
suicide écoute la radio. Quand Gérard Depardieu lui demande
“Pourquoi ? » Fanny Ardant répond “Parce qu’il n’y a que les
chansons de variété qui disent la vérité. Plus elles sont bêtes plus elles
sont vraies d’ailleurs elles ne sont pas bêtes, qu’est-ce qu’elles disent ?
Elles disent : Ne me quitte pas. Ton absence a brisé ma vie. Oh ! Je suis une
maison vide sans toi(t). Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre ou bien Sans
amour on n’est rien du tout.“ (cf dossier de production)

 

 

 

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