Avec Titilayo Adebayo, Maria Ferreira Silva, Trajal Harrell, Camille Durif-Bonis, Thibault Lac, Songhay Toldon, Ondrej Vidlar
Troisième pièce de ce week-end avec le Schauspielhaus de Zurich. Après le cinéma et le théâtre, la danse du chorégraphe américain Trajal Harrell.
C’était en 1975, l’année où Keith Jarrett a épaté le monde entier. Son concert à Cologne hante toute bonne discographie. Pourquoi? Il a 29 ans, ce jour-là, il est très mécontent du piano d’étude qu’on lui réserve, le meilleur étant bloqué par une grève. Pourtant il se laisse convaincre. Peut-être sa colère a-t-elle été pour lui un déclencheur? Comme s’il entrait en transe, comme un ruisseau qui sort de la roche, il déverse sa musique sans avoir rien préparé. Pop, classique, jazz, comment la définir?
« je n’avais aucune idée de ce que j’allais jouer. Pas de première note, pas de thème. Le vide. J’ai totalement improvisé, du début à la fin, suivant un processus intuitif. Une note engendrait une deuxième note, un accord m’entraînait sur une planète harmonique qui évoluait constamment. Je me déplaçais dans la mélodie, les dynamiques et les univers stylistiques, pas à pas, sans savoir ce qui se passerait dans la seconde suivante ».
La pièce dansée de Trajal Harrell découle de cette même idée. Keith Jarrett fait corps avec son piano tout comme les danseur.euses font corps avec sa musique.

Au début, la musique diffusée n’est pas celle que l’on attend. Joni Mitchell. L’idée du chorégraphe est d’en faire une première partie en lien avec le blues qui sous-tend l’oeuvre des deux pianistes. La danse qui entame le spectacle est celle du haut du corps, les bras. Les sept banquettes de piano sont peu à peu investies par un.e danseur.se. Lorsqu’iels se lèveront, iels défileront en voguing, vacillant.e.s sur leurs pointes de pieds, accoutré.e.s d’improbables tenues ou de robes suspendues à leur cou, prenant des poses affectées lors de furtives pauses. Une fragilité assumée qui les rend attachant.e.s et réel.le.s.

Lorsque le piano de Keith Jarrett entame le concert de Cologne, les danseur.ses se sont revêtus d’une tunique longue identique, que chacun.e porte différemment. Les solos s’enchaînent. Aux improvisations du pianiste répondent celles des artistes: quelquefois avec fragilité comme les notes du vieux piano sur lequel joue Jarrett ou, plus tard, empruntant la verve rayonnante d’un passage musical.

Un cercle se forme, un mouvement d’une grâce indicible, entraîné par les vagues musicales. A l’image de la musique qui efface les frontières entre classique et moderne, on y voit l’abolition des carcans du genre, toutes personne confondues. Une houle qui renverse les préjugés avec élégance. Comme encouragés par les exclamations de Jarrett, iels se déploient avec fierté et posent, splendides, tel.le.s des statues antiques.
Le chorégraphe Trajal Harrell revendique un héritage influencé par le voguing, qu’il développe comme une procédure de danse en y superposant d’autres disciplines dont le Butô.
