Marcel Duchamp (With Pipe) – Photo by John D. Schiff
« C’est le regardeur qui fait l’oeuvre. » Marcel Duchamp
L’oeuvre humoristique, intellectuelle, spirituelle, conceptuelle et anartiste de Marcel Duchamp est en tous points fascinante. Il existe des dizaines de livres à son sujet. Elle reste irrésolue parce qu’énigmatique et complexe. Et c’est là que se situe son irrésistible séduction.
Marcel Duchamp est issu d’une famille bourgeoise de la province française comptant six enfants dont quatre seront artistes (Raymond Duchamp-Villon, Jacques Villon, Suzanne et Marcel Duchamp). Sa mère, presque sourde, n’est pas très affectueuse. Son père, notaire, aide ses fils en partageant leur héritage en donations, lorsqu’ils décident tous les trois d’engager une carrière artistique .
Elève brillant, il décroche son baccalauréat (lettres-philosophie) assorti d’un premier prix de dessin. Grâce entre autres à ses deux frères aînés, il s’initie à la peinture. Il échoue pourtant au concours d’entrée des Beaux-Arts de Paris et publie quelques dessins humoristiques de subsistance. Entre 1908 et 1910, il expose ses tableaux dans quelques salons. Dès 1911, sa recherche picturale évolue: après le fauvisme et Cézanne, il s’intéresse au mouvement. Le nu descendant un escalier date de 1912.

« l’aspect général et le chromatisme brunâtre du tableau sont nettement cubistes, même si le traitement du mouvement a quelques connotations futuristes. »M.D.
Ce tableau est en dehors des codes habituels de la représentation classique du nu en peinture : en mouvement et sans critère distinctif de sexe. Il est refusé par la société des artistes indépendants de Paris. « Ce tableau ressemble plus à un tas de violons cassés qu’à une femme » a dit un observateur. Qui a dit que ce nu était féminin? Cette oeuvre crée une cassure dans l’histoire de l’art, il est plus conceptuel qu’esthétisant, plus innovateur que respectueux des codes artistiques et c’est en cela qu’il deviendra marquant. L’exposition (Armory Show) organisée à New York en 1913 réunissait les plus grands noms de la peinture européenne. « Le Nu… » y a engendré un scandale, mais aussi une prise de conscience. Les chronophotographies de cette époque et le cinéma ont participé au choix pictural de l’artiste, ainsi que l’émergence industrielle du début du XXe siècle reléguant l’homme à l’état de machine. C’est pourquoi Le Nu descendant un escalier a assis la renommée de Marcel Duchamp, tout d’abord aux Etats-Unis, où il n’a débarqué que deux ans après l’exposition.

En 1913, il crée la roue de bicyclette, uniquement pour son propre plaisir, dit-il. Puis le porte-bouteille, début d’une série, fondée sur l’indifférence visuelle, qu’il nomme Ready-Made, et dont la définition est d’André Breton : objet usuel promu à la dignité d’oeuvre d’art par le choix de l’artiste. Le savoir-faire a disparu, il ne reste plus que le concept. Duchamp insistera d’ailleurs de plus en plus sur le titre de ses oeuvres (une couleur, dit-il) qui implique l’esprit du spectateur dans la perception de l’oeuvre, plutôt que la « crétine rétine ». Il les choisit pour leur « indifférence visuelle« , ni beaux, ni laids, mais détachés de toute esthétique.

« Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût… en fait une anesthésie complète » (M. Duchamp, « À propos des readymades », dans Duchamp du signe. Écrits de l’artiste réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975 ; rééd. 1994, coll. « Champs », p. 191). Oui oui, Marcel, un choix bien fondé, c’est un égouttoir!
La critique et l’historiographie de l’art de la seconde moitié du XXe siècle ont communément élevé le ready-made au rang de paradigme de l’avant-garde. Ceci intervient près d’un demi-siècle après l’invention de Duchamp, en tant que théorie destinée à légitimer la mouvance néo-avant-gardiste. Il s’agit donc d’une interprétation différée, conçue dans un contexte qui n’est plus celui de la naissance du ready-made.(source)
En 1915, il s’installe aux Etats-Unis. Il est nommé membre directeur de la société des Artistes Indépendants de New York qui ouvre son premier salon et autorise chaque membre à exposer l’oeuvre de son choix moyennant 6 dollars. Duchamp envoie alors sous le pseudonyme de R.Mutt, un urinoir en porcelaine, nommé plus tard Fontaine, en tant que sculpture. L’oeuvre ne sera pas exposée, jugée immorale, vulgaire et non artistique par ceux-là même qui se nomment indépendants! Elle ne sera cependant pas refusée, ce qui aurait discrédité cette exposition qui se voulait exempte de toute censure et indépendante. L’habileté de Duchamp aura été de mettre dans l’embarras ces indépendants qui ne peuvent que valider l’oeuvre sous peine de ridicule ou la refuser et renier leur propos anti traditionnel. Elle sera tout de même montrée (de manière assez confidentielle) quelques temps dans la galerie de Stieglitz, photographiée (premier ready-made médiatisé dans The Blind Man), puis disparait, perdue, volée ou abimée.
Sa légitimation par le monde de l’art résulte d’un processus temporel qui recouvre quasiment la durée d’une vie (1917- 1964).

Une controverse existe au sujet de la création de « Fountain ». A l’origine, la découverte d’une lettre de Duchamp reçue par sa soeur Suzanne, postée le 11 avril 1917 :
(…)les indépendants sont ouverts ici avec gros succès. Une de mes amies sous un pseudonyme masculin, Richard Mutt, avait envoyé une pissotière en porcelaine comme sculpture. Ce n’était pas du tout indécent, aucune raison pour la refuser. Le comité a décidé de refuser d’exposer cette chose. J’ai donné ma démission et c’est un potin qui aura sa valeur dans New York. J’avais envie de faire une exposition spéciale des refusés aux Indépendants. Mais ce serait un pléonasme ! Et la pissotière aurait été « lonely ». à bientôt affect. Marcel
Cette amie aurait pu être la Baroness Elsa von Freitag-Lorighoven (lire ICI)…
…ce que conteste l’étude de Stefan Banz… D’ailleurs, l’étiquette attachée à la chose sur la photo de Steiglitz mentionne l’expéditrice : Louise Norton, une amie proche de Duchamp. En savoir plus avec cette enquête: « Marcel Duchamp was not a thief »
D’ailleurs, cette citation de Marcel Duchamp date de 1914:
« On n’a que: pour femelle la pissotière et on en vit« .
La signature de Fontaine a fait l’objet de différentes suppositions. D’après Duchamp, il s’agissait du nom modifié de la société de fabrication associé au nom d’un personnage de BD (Mutt and Jeff) et du prénom Richard (richesse). Il fut aussi appelé le « Bouddha de la salle de bain ».

Quoiqu’il en soit, les initiales RM rapportent au Ready-Made (tout fait) et R. Mutt relevant d' »art en mutation » est pratique.
Bien plus tard (1964), avec l’accord de Marcel Duchamp, des répliques (d’Arturo Schwarz) furent exécutées, signées et datées, telles à l’original disparu. Ce sont celles que l’on peut voir aujourd’hui dans plusieurs musées du monde. C’est seulement en 1945 que l’oeuvre sera officiellement reconnue par le monde de l’art. Duchamp, qui valorise l’idée au détriment de la technique, fait prédominer le processus intellectuel 8 ce qu’il nomme la matière grise) de la conception de l’oeuvre d’art, plutôt que le savoir-faire et la technique de l’artiste. L’homme d’affaires grec qui a acquis une réplique de Fontaine pour presque deux millions de dollars affirme (et il est loin d’être le seul) qu’il est à l’origine de l’art contemporain.

« Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là, ajoute sa propre contribution au processus créatif. » Marcel Duchamp.(« C’est le regardeur qui fait l’oeuvre« )

Le Grand Verre reste une énigme dont Marcel Duchamp seul possède la clé… ou plutôt les clés. Malgré la quantité de notes, brouillons et documents qu’il a laissé (rassemblés dans la « Boîte Verte »), lui-même a brouillé les pistes avec délectation…
L’interprétation poétique de Jean Suquet (1928-2007) fut reconnue en ces termes par Duchamp : « Après tout, je vous dois la fière chandelle d’avoir mis à nu ma mise à nu » (25.12.1949). Le Grand Verre: Visite guidée
Après le « ready-made assisté » de la Joconde (il ajoute moustache et barbe à une reproduction ainsi que le texte L.H.O.O.Q.) et le Grand Verre (ou La mariée mise à nu par ses célibataires même), déclarée définitivement inachevée après fissures en 1925, il abandonne peu à peu le monde artistique, renonce à peindre (car la peinture de chevalet n’est pour lui plus adaptée au monde moderne), pour se consacrer au jeu d’échecs. Il ne cesse pourtant pas vraiment de créer: quelques assemblages, des couvertures de catalogues, des cadeaux à ses amis, l’organisation d’expositions ainsi que des illustrations. Il s’occupe aussi des oeuvres de ses amis artistes, dont en particulier celles de Constantin Brancusi. Il obtient la nationalité américaine en 1955.

Durant vingt ans, Il travaille secrètement sur son installation, « Etant donnés : 1°la chute d’eau 2°le gaz d’éclairage », qu’il interdit de dévoiler avant sa mort. L’installation est obstruée par une vieille porte de grange (dénichée à Cadaquès, chez son ami Dali) et le regardeur doit devenir véritablement voyeur au travers de deux trous. Elle sera montrée en 1969 au Philadelphia Museum of Art, un an après la mort de Duchamp.
Le titre d’Étant donnés nous renvoie directement au Grand verre qui contient déjà la chute d’eau et le gaz d’éclairage. Le lien est ouvertement revendiqué par Marcel Duchamp.
La chute d’eau, qui alimente le moulin et fait tourner la roue à aube du Grand verre, est l’élément qui signifie la puissance créative. Le gaz d’éclairage issu du bec Auer est cette lumière qui nimbe et accompagne l’acte créatif.
On peut alors regarder le Grand verre et Étant donnés s’enchâsser l’un dans l’autre. Ces deux « tableaux », à cinquante six ans d’écart décrivent le même univers, mais surtout, celui ou celle qui regarde Étant donnés regarde à travers le point de fuite du Grand verre et celui ou celle qui regarde le Grand verre regarde le point de fuite de la mort de l’artiste et son entrée dans la postérité. (source)
Une multitude de tentatives d’interprétation ont été publiées, dont ceux-ci, à lire ICI, Là et là.
Explorer sur l’oeuvre le livre d’Alain Boton « Marcel Duchamp par lui-même ou presque », dans lequel il avance que Duchamp aurait conçu son oeuvre comme une expérience sociologique.
…Et ici une bibliographie des textes édités sur Marcel Duchamp



J’ai réuni les photographies des personnages cités dans cette biographie sur ce lien.
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Le mouvement artistique DADA est né à Zurich en Suisse en 1916. C’est un état d’esprit remettant en cause toutes les contraintes et conventions idéologiques, esthétiques, politiques, qui affirme son extravagance et sa liberté d’expression. Il remet en cause les valeurs bourgeoises, provoque et entraîne le spectateur à réfléchir.
Bien avant la création de ce mouvement, Marcel Duchamp, par son absence totale de préjugés, son humour et sa personnalité libre et désintéressée, l’a préfiguré… sans jamais y adhérer officiellement! Il désacralise l’art traditionnel et se rapproche de la citation de Léonard de Vinci pour qui « la peinture est chose mentale« . Fidèle à son esprit d’indépendance et tenant mordicus à son autonomie, Duchamp exclut toute appartenance à un mouvement artistique. Ce qui ne l’empêchera pas d’entretenir des contacts amicaux avec les dadaïstes, puis les surréalistes.
Le dadaïsme devient international et remet en cause le statut de l’art au XXe siècle.

« L’humour et le rire – et pas forcément l’ironie méprisante – sont mes outils de prédilection. Ceci provient peut-être de ma philosophie générale qui consiste à ne pas prendre le monde trop au sérieux – de peur de mourir d’ennui. » Marcel Duchamp
Très beau choix quant à la citation finale…Duchamp est un révolutionnaire ( mais ce n’est que mon avis ) et un des rares artistes de son temps à introduire l’humour dans son oeuvre, et justement à ne pas se prendre lui-même au sérieux ( belle leçon d’humilité que d’aucuns devraient suivre ! ). des oeuvres drôles, il n’y en a pas ds masses ! En bref, j’aime et Duchamp et cet article !
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Oui, j’adore l’entendre parler. Merci de prendre la peine d’un commentaire . Un chaudoudou à chaque fois!
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