Librement inspiré du film «A woman under the influence» (1974) de John Cassavetes.
Au Théâtre de Vidy, Lausanne, du 3 au 13 novembre 2021.
Elle accueille les spectateurs, chaleureuse, drôle, enthousiaste. On la sent inquiète pourtant. Elle rit trop fort, elle n’a aucune distance, ses questions outrepassent l’intimité. Elle navigue entre allégresse à appréhension. Elle est la déferlante et le reflux.
Elle est Mabel, la femme de Nick, c’est ainsi qu’elle se présente. Elle l’attend: il lui a promis une nuit d’amour. Tout ce qu’elle veut, c’est être aimée. Elle le dit entre sourires et rictus. Elle est sans filtre.
Dans la pièce, le couple que forment Mabel et Nick est dédoublé par un couple de danseurs.ses Krump*, danse convulsive et intense, telle une sublimation de l’absolu et de la violence des sentiments.
Les deux hommes sont habillés pour la ville, les deux femmes portent un uniforme blafard, un bleu de travail, mais couleur chair: travailleuses ou détenues, d’apparence conforme.

Le dispositif scénique, esthétiquement remarquable, est constitué de doubles vitres mobiles que les comédien.ne.s déplacent durant la représentation, formant couloirs ou cages, distribuant reflets et lumière.
Ses trois enfants l’aiment comme elle aime elle-même: inconditionnellement. Ils apportent sur scène la simplicité et le naturel originel que les normes sociétales finissent par écarter. Comme pour les préserver, leur mère leur apprend à danser la mort du cygne avec grâce. Ce sont eux qui la revêtiront de son costume de pureté et de blancheur.
L’eau est la symbolique omniprésente. Dans le film de Cassavetes, le premier plan montre des hommes pataugeant dans un lieu inondé. A l’image de Nick, surnageant comme il peut face au monde intérieur houleux de Mabel. Il est lui aussi sous influence, partagé entre son amour pour sa femme et leurs affrontements face aux frontières des normes sociales qu’elle ne cesse de déborder. Elle, pourtant, ne fait que rêver de glisser sans remous sur une eau limpide.
Le thème musical du Lac des cygnes de Tchaïkovski, remanié et actualisé par Mozarf et Boris Boublil, accompagne l’enfermement de Mabel, un moment tragique mais aussi magique de la pièce. D’abord superbement dansé krump. Puis, les parois de verre, servant d’écran, deviennent le lieu de projection de l’immersion onirique de Mabel, elle qui « souffle la fumée de sa cigarette comme si elle était sous l’eau »… sera-t-elle capable d’accepter son âme? Rêve-t-elle d’un monde sans contrainte? Découvre-t-elle comment se mouvoir en milieu hostile sans (se) blesser? Lorsque les images de la sérénité aquatique de Mabel aboutissent à son regard en gros plan fixé sur le public, l’implacable interrogation s’adresse à la société.
Projection, éclairage, scénographie, musique sont en intelligence sensitive avec ce thème global qu’est la diffraction des sentiments face aux injonctions de la société. Dans cette création théâtrale (comme un essai sociologique passionnant), la metteuse en scène Nina Negri (« M la multiple ») donne une place pertinente à chacun des protagonistes, questionnant l’emprise des normes sociales et familiales sur la Femme. Laura Den Hondt porte le spectacle de bout en bout. Elle interprète magistralement les marées existentielles de Mabel, conservant son originalité tout en s’inspirant de la figure extraordinaire de Geena Rowlands dans le film.
En apothéose, la pièce se termine par une chanson originale (Birds in the cage) interprétée par une Mabel qui a retrouvé toute sa superbe et la majesté d’un cygne bien vivant. Un espoir contemporain.
« Comment ça va se passer?Je ne sais pas
Où ça va mener?
Je ne sais pas
Pas d’émotions fictives
Donne tout dans ton jeu
Pas besoin d’être bon
Pas besoin de quoi que ce soit
Pas de bouclier Non
C’est juste ouvert
L’amour continue
Des remontants des calmants des intras des extras
Et comme le chat j’ai sept morts »
(extrait de la chanson «Birds in the cage»)


Une réflexion sur “«Sous influence» Nina Negri”