« Familie (Famille) » de Milo Rau

Au Théâtre de Vidy, Lausanne, les 9 et 10 juillet 2021
Avec Ann Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Lou Peeters.

Milo Rau (1977) est metteur en scène, cinéaste et essayiste. Son travail est fondé sur la recherche historique et sociologique qu’il mêle à une temporalité contemporaine. L’art et la politique sont imbriqués, créant un théâtre de réalité fiction qui touche simultanément l’intime et le collectif. Il ne craint pas de dire que son objectif est de «changer le monde». En conséquence, certaines de ses scènes peuvent être jugées cruelles. Elles sont pourtant moins réalistes que ce qui nous est présenté au cinéma ou même aux actualités télévisées, même si elles sont jouées ici et maintenant. Pour que nous gardions à l’esprit que cette violence a existé dans la réalité, le récit nous est livré jusqu’à son éprouvante finalité.

Toutes les photos sont de (c)Michiel Devijver

Le décor est leur maison, comme une boîte que l’on a voulue transparente et qui pourtant gardera leur histoire opaque jusqu’au bout. Une maison confortable dont nous voyons la salle de bain, un séjour-cuisine, une chambre. Le chant des oiseaux apporte une atmosphère sereine, ponctuée par intermittence par une lumière passagère accompagnée d’un grondement. Une menace? des voitures qui passent…

Pour cette nouvelle pièce, Milo Rau reprend le processus des gros plans en vidéo live. Un écran surplombe la scène. On y voit la mère collant des photos qui retracent l’historique de la famille et l’on entend chacun de ses membres énumérer les choses qu’ils aiment. Nous faisons connaissance avec une famille qui parait libre en même temps que banale.

Le père cuisine, la mère met de la musique et prend une douche, les filles répètent leur anglais, caressent leurs chiens.
La pièce est jouée par une famille réelle: un père et une mère, acteurs de profession, et leurs deux filles adolescentes.
Ce sont ces dernières qui racontent, face caméra, la genèse de la participation de la famille Peeters-Miller à cette aventure théâtrale. Car ce travail artistique s’est construit sur plusieurs mois de questionnements personnels et d’enquêtes accompagnées par l’équipe de Milo Rau. Nous en voyons quelques images filmées.

Le récit est né de celui, réel et tragique, des membres d’une famille du nord de la France ayant volontairement mis fin à ses jours en 2007 à Calais, ne laissant qu’une phrase comme explication de leur geste commun : «Nous avons trop déconné. Pardon.»

Cette issue fatale nous est connue et la pièce est basée sur l’invention d’une dernière soirée familiale. Ce n’est donc pas une reconstitution des faits (qui nous sont inconnus). Chaque geste, chaque échange, des plus ordinaires devient alors sujet à questionnement. Certains indices sont semés qui pourraient indiquer un motif de désespoir. Pourtant rien ne semble vraiment dramatique.

Le texte est écrit en collaboration entre acteurs et réalisateur, il est issu de la réalité personnelle de la famille qui joue. Ce partage d’intimité crée une empathie et une identification immédiate entre le public et les protagonistes. L’image est proche de nous par son  quotidien bourgeois-bohème. Et la tragédie prend ainsi une forme plus réelle. Cette famille va bien, elle ressemble à la nôtre, elle n’a pas de problème majeur apparent. Pourtant chacun de ses membre décide d’en finir avec la vie.

Il est possible d’y voir la métaphore de notre aveuglement contemporain, du possible effondrement de notre civilisation, alors que nous continuons d’ignorer la menace écologique qui plane au-dessus de nos vies confortables et de nos egos comprimés.
On peut tout imaginer des motifs de leurs suicides. Ce qui importe est le questionnement que cette histoire suscite en nous. Quel est le sens de la vie? Faut-il plus de courage pour rester ou pour choisir de partir? Pourquoi cet acte choque-t-il? Est-ce parce qu’il est commis en pleine conscience et non par geste désespéré? N’y a-t-il pas abus de pouvoir sur les adolescentes? Qu’aurait-il fallu pour enrayer cette décision fatale? En quoi ce drame peut-t-il nous concerner?

La pièce « Famille » clôture la trilogie « l’histoire de la violence en Europe du point de vue de citoyens européens lambdas ». Sur le lien de ma chronique du spectacle « La Reprise », le Manifeste (2018) publié par Milo Rau édictant dix contraintes pour un théâtre européen.

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