Une histoire qui inspire du dégoût dans un style d’un réalisme admirable. Aussi pictural qu’olfactif. Entrer dans cet univers est comme entrer dans un tableau du XIXe, tableau introuvable par ailleurs: inconcevable à cette époque de peindre une réalité aussi immonde.
Le Règne Animal du titre inclut évidemment l’être humain, car s’il en est un qui veut s’arroger les pleins pouvoirs sur la vie, l’Homme bien entendu est le plus féroce des prédateurs.

C’est l’histoire d’une exploitation rurale familiale du début à la fin du XXe siècle. Divisée en deux parties (de 1898 à 1914, puis 1981), l’auteur y décrit la dureté d’un siècle de travail acharné sur (contre?) la terre et les animaux, mais aussi des relations humaines misérables où le sentiment semble inexistant et reste enfoui, au fond des tripes et des soues. Un monde figé dans la sueur, l’abjection et l’obstination.
Quelle que soit la saison, il attend la nuit sur le banc de bois sur lequel il a vu son père prendre place avant lui, et dont les pieds moussus et rompus par les ans sont à présent affaissés. Lorsqu’il y est assis, ses genoux remontent au quart de son ventre et il peine à s’en relever, mais il n’a pourtant jamais envisagé de le remplacer, quand bien même n’en subsisterai qu’une planche sur le sol. Il estime que les choses doivent rester telles qu’il les a connues, le plus longtemps possible, telles que d’autres avant lui ont estimés bon qu’elles soient, ou telles que l’usage en a fait ce qu’elles sont. (p.13)

Cet extrait des premières pages évoque le tout début du siècle. La présentation de cette population rurale taiseuse, obtuse et somme toute présentée comme inintelligente, parait outrageusement caricaturale.
Il n’en reste pas moins que l’écriture élégante et descriptive de Del Amo plonge aisément le lecteur au coeur de son propos grâce à son imagerie littéraire. La richesse de son vocabulaire célèbre celle de la terre, cette matière indispensable dont la vie nous est devenue étrangère, à nous les citadins.
La terre se met à bruire, la sève à sourdre des arbres, à s’élever pesamment dans les troncs, et les bourgeons pointent sous l’écorce, le long des branches nues. Sous les couches d’humus et dans les souches de bois pourrissantes, les larves nacrées se meuvent, tirées de leur torpeur par le redoux et les pupes brunes commencent à éclore. (p.111)

Eléonore, deuxième génération de cette saga, est témoin de l’évolution affolante de l’élevage familial passant de deux cochons à un élevage industriel de grande envergure dans les années 80. Devenue l’aïeule isolée, elle fera la transition entre les deux parties du roman avec un monologue désabusé, elle, la plus ancienne des responsables de cette débâcle, celle qui devrait fouiller la boue de sa mémoire, les limons de cette généalogie pour essayer d’en recomposer l’histoire. Eléonore, nourrie au lait de truie, fillette mal-aimée d’une mère asséchée par une pratique confuse de la religion, femme d’Henri, le cousin idéalisé qui cherche a annihiler sa souffrance de « gueule cassée » en se tuant au travail, Eléonore enfin, fourbue et toujours debout, qui assiste au désastre final et clôt le récit en lavant Jérôme, le petit-fils indomptable, dans une ultime tentative de purification. Ce dernier de la lignée, mutique, secret collectionneur de dépouilles animales, s’est enfermé dans un univers connu de lui seul, hors d’atteinte d’une réalité qui lui est incompréhensible.
Pourquoi n’est-il pas mal de de frapper les bêtes, de leur arracher des morceaux de chair, de leur fracasser le crâne contre un mur ou de les noyer dans un seau, et pourquoi est-il mal de leur donner du plaisir ou de donner du plaisir à Julie-Marie? (p.399)

Où se situe l’humanité dans ce règne animal? Les hommes autant que les porcs deviennent esclaves de ce rendement impitoyable. Les passages décrivant l’élevage intensif des cochons sont éprouvants, rien ne nous est épargné de leur vie pitoyable, ainsi que du combat quotidien des hommes contre l’envahissement des déjections, contre l’immense infection qu’est ce milieu confiné, allant du maniement des jets haute-pression aux distributions antibiotiques en passant par les vaccins et les injections.
(…), mais peine perdue, chaque nuit, celui-ci sécrète ce que les hommes sont parvenus à lui prendre le jour, et c’est au matin la même pestilence qui les attend et leur saute au visage, la même abondance innommable qui se jette à leurs pieds, englue leurs bottes, éclabousse leurs mains et leurs faces nues, se déverse dans leurs rêves; flots de merde qui les emportent, les noient, jaillissent de leurs estomacs, de leurs culs ou de leurs sexes, se vomissent ou s’extraient indifféremment par tous leurs orifices, comme animés d’une vie propre, dont le seul but tend à se répandre sur eux et hors d’eux, remplissant leurs nuits sous des coulées de boue, et les éveillent brusquement, accrochés aux draps, se retenant de quelque chute dans une fosse à lisier sans fond, le goût familier dans la gorge, le front trempé de sueur et le cri fantôme des porcs à l’oreille. (p.253)
On dirait bien que le fait même d’élever des cochons, de s’être endurci et donc, inévitablement de maltraiter leurs animaux dans le but de faire prospérer leur domaine, participe de la transmission de la brutalité entre les membres des cinq générations de cette famille. La colère qu’ils étouffent en eux jaillit par sursauts et seuls ceux qui sauront s’en éloigner seront sauvés. A l’image, ultime, de ce verrat monstrueux, retrouvant la vie sauvage et qui garde l’oeil ouvert et scrute la nuit.

Nous avons oublié le travail à fournir pour seulement se nourrir. Il n’y a pas si longtemps, « La journée du cochon » couronnait les efforts des fermiers qui vivaient proches de leurs bêtes. Non qu’il faille remonter le temps, mais qui aujourd’hui a conscience de ce qu’il met en réalité dans son assiette? Les paysages bucoliques des publicités sont de lointaines chimères pour une grande partie du règne animal domestique. Nul n’ignore, dans nos pays occidentaux, le calvaire que les bêtes endurent pour l’assouvissement de l’appétit humain. Et le produit carné qui en découle, bourré d’antibiotiques et de vaccins, injecté d’hormones de croissance et autres compléments n’est pas la moindre des abjections.

Il est temps de se poser quelques questions, de mettre à profit la grande chance que nous avons, dans nos pays occidentaux, de choisir en toute liberté ce que nous mettons dans notre assiette. L’éthique animale est la troisième raison pour laquelle les personnes deviennent végétariennes après celles de nature écologique et sanitaire.
Il faut manger pour vivre. Un bon repas, c’est une félicité quotidienne. Non seulement c’est un besoin physiologique (base de la pyramide de Maslow), mais c’est un plaisir viscéral. Primaire. La première volupté de tout un chacun après le choc traumatique de la naissance.

A ce sujet, et si sa propre survie n’est pas en cause, chaque être humain possède son opinion personnelle quasiment irréductible. Tenter de convaincre est inutile. En revanche, informer est important. Argumenter, ne serait-ce qu’avec soi-même, rend la démarche personnelle cohérente.
Notre nourriture est liée à notre identité. Nos habitudes alimentaires sont culturelles et familiales, y toucher, c’est remettre en question l’individu. Face à la société, mais aussi face à lui-même. C’est toucher à son intimité viscérale. C’est pourquoi aborder la question de l’éthique animale est un sujet qui chatouille ou irrite, dérange ou enflamme, des verbes gastriques pour un sujet délicat.
Il appartient à chacun d’agir en cohérence avec sa réflexion. Rien ne sert de plaindre les animaux sans mouvement personnel.

Sûre que le monde ne deviendra pas végétarien, encore moins vegan, avant longtemps… Exiger le bien-être des animaux de leur vivant, s’assurer avec précision de quel élevage provient le produit acheté, semble être un début de conscientisation raisonnable. Tout en étant réaliste face à sa finalité (l’abattage n’est jamais respectueux). C’est sans doute un chemin qui mène à une lucidité avisée dans le domaine de la nutrition et de l’éthique animale, l’intransigeance culpabilisante faisant trop souvent l’impasse sur le dialogue.

Les lois de la protection animale sont fondées sur cinq besoins fondamentaux des animaux:
1. la liberté physiologique (absence de faim et de soif),
2. la liberté environnementale (absence d’inconfort),
3. la liberté sanitaire (absence de maladies et de blessures),
4. la liberté comportementale (droit à l’expression d’un comportement animal normal),
5. la liberté psychologique (absence de peur et d’anxiété).
Le végétarisme et, plus encore le végétalisme et le veganisme, y ajoutent le droit à la vie et le droit à ne pas souffrir.
L’argument de l’impact environnemental est également une raison non négligeable de s’intéresser à l’exploitation animale. L’élevage industriel est plus toxique pour l’environnement que les transports en tous genres.

Actuellement, les avis sont multipliés au vu des élevages intensifs ou pas, des souffrances ou pas, des abattages ou pas, des spécistes ou antispécistes, des végétariens ou des végans, etc. Cependant les informations n’ont jamais été aussi abordables. Lire, vérifier, dialoguer, réfléchir, c’est non seulement s’intéresser au bien-être animal, mais aussi à notre santé (lire le thriller « Résistants » sur la résistance inquiétante aux antibiotiques).
Excellent ma chère – mots et images !
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Article très intéressant. Le livre Règne Animal a l’air passionnant mais émotionnellement éprouvant !
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C’est le mot!
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Un bel article aux multiples réflexions. Je l’avais vu et m’étais dit que j’y reviendrais (quand je reviendrais dans la blogosphère). Un sujet éprouvant, délicat, car le végétalisme signe la disparition des animaux créés pour nourrir l’homme. La souffrance d’un animal est abjecte tout comme l’est celle d’un homme. Alors il faut agir et j’espère que dans un futur le plus proche possible l’homme saura agir pour le bien de tout être vivant. On sait maintenant que les plantes souffrent aussi. Elles ne s’expriment pas comme nous, et nous ne savons encore rien. Agir au mieux pour tout ce qui vit.
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Oui, c’est une des questions majeures pour l’humanité. Il appartient à chacun de s’interroger et de s’informer. Et j’ai l’impression que la population vegan ne sera pas majoritaire avant bien longtemps.
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