« Ce que DeLillo nous donne » Par Claudio Ceni. 

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Don DeLillo/Photo © Joyce Ravid

Don DeLillo est souvent qualifié d’écrivain culte et c’est peut-être dommage. Car si cette distinction galvaudée, et vide de sens, permet à certains de se parer de l’aura valorisante d’initié, je crains qu’elle n’agisse comme un repoussoir à l’endroit de ceux qui, désarçonnés par son écriture originale, foisonnante et exigeante, ne sont pas séduits d’emblée par cet auteur.
Oui, DeLillo est un écrivain dont l’abord peut paraître difficile. Bien sûr, il y a des chances — et non pas des risques, que risquons-nous? — de se perdre dans ses romans denses et extraordinairement riches, dont le traitement et l’architecture, souvent complexe, nous emmènent parfois aux confins de l’expérimentation pure.
Harold Bloom, un critique respecté, a dit de lui qu’il avait sa place parmi les contemporains américains les plus importants, en compagnie de Philip Roth, Cormac McCarthy et Thomas Pynchon. Les prix les plus prestigieux sont au moins là pour en attester. Un autre critique — certainement tout aussi respecté, mais dont j’ai fort à propos oublié le nom — l’a présenté comme le dernier rejeton d’une “lignée d’écrivains illisibles” qui, selon lui, commencerait avec James Joyce et passerait par le même Pynchon, décidément convoqué à tous les débats et qui n’en demandait sûrement pas tant. (On admirera au passage le souffle nécessaire pour poser un jugement aussi pondéré, mais il est envisageable qu’un tel critique trouve à Flaubert un style pauvre, devine chez Kafka un imaginaire stérile et concède à Dostoïevski une psychologie de magazine de salle d’attente).
Don DeLillo est un auteur que je qualifierais volontiers de romancier total. Je lui dois des heures fascinantes et inoubliables. Pas un seul de ses livres ne m’a laissé indifférent et j’y fais de nouvelles découvertes à chaque relecture. Car les livres de DeLillo se relisent, comme les films de Kurosawa, de Kubrick ou de Godard se redécouvrent encore et encore, dévoilant à chaque nouvelle vision une autre facette du génie de leur auteur.
On a beaucoup glosé sur le caractère visionnaire de son œuvre. À mon sens, ce n’est pas là le point saillant de son travail, même s’il est séduisant, mais plutôt la traduction du besoin typique de notre époque de réduire les artistes à une étiquette, les transformant en vulgaires produits. S’il est un visionnaire, c’est d’abord une conséquence: DeLillo interroge son temps, et, comme il est un artiste inspiré et pertinent, il en perçoit naturellement les failles telluriques et en subodore les inéluctables aboutissements.
Mais laissons-nous plutôt porter par sa créativité étourdissante, sa poésie à nulle autre pareille, et faisons ce que toute son œuvre semble nous suggérer: faisons un petit pas de côté. Respirons un grand coup et prenons le temps. Prenons le temps de considérer la réalité qui nous entoure avec un œil neuf, débarrassé des scories de la pensée prédigérée, du discours simpliste de la communication politique et commerciale. Réapprenons à découvrir le monde comme s’il nous était donné à voir pour la première fois, et ainsi, redécouvrons ce qui est à mes yeux la force terrible de son écriture, l’exercice de la liberté totale.
Liberté du créateur d’abord, jamais contrainte par le carcan des modes, du “beau style”, ou de l’impératif commercial de demeurer “accessible”. DeLillo, qui vient de l’écriture publicitaire — et cela a son importance, comme je tenterai de le démontrer plus bas — nous refuse la facilité, l’engourdissement auquel nous a habitué le bavardage hystérique de la télévision et du divertissement formaté. Il nous fait l’honneur de nous considérer comme partie prenante de son travail, il nous traite en lecteurs actifs et responsables, agissants même, et nous pousse à nous réapproprier notre liberté d’êtres pensants. Ce qui est, me semble-t-il, la marque de tout lecteur digne de ce nom.
Et justement, liberté du lecteur ensuite, liberté de s’égarer, de s’effarer, devant ce qui sera souvent une expérience de lecture si riche qu’elle peut même en devenir éprouvante. Quel lecteur, même aguerri, ne s’est pas senti submergé par le flot étourdissant d’images et de sensations de la première partie d’Outremonde? Quel lecteur ne s’est pas trouvé perdu, en tout cas au premier contact, devant la construction narrative pour le moins déroutante de la plupart de ses romans? Liberté de se laisser porter, emporter, par l’auteur et de lui laisser les clés de la maison. Faisons-lui confiance. Il ne va pas seulement changer la décoration, il va réagencer les pièces, ajouter un étage, supprimer ce réduit qui nous paraissait pourtant si indispensable, nous priver de tel ou tel élément si familier et, surtout, nous pousser à nous interroger sur la réalité même de la maison, de notre perception de cette réalité et de notre attachement à cette réalité.
Don DeLillo bouscule tout, interroge tout. À chaque fois que je le lis, il me rappelle que tout ce qui m’a construit en tant que spectateur, lecteur, auditeur, et même auteur, a toujours été de prime abord précédé d’un choc, voire d’un refus instinctif devant ce qui renversait mes certitudes établies, mes valeurs rassurantes. Ma perception du monde.
Dès l’enfance, j’ignore pourquoi, je me suis passionné pour cette journée du 22 novembre 1963 à Dallas, le jour où le président Kennedy a été assassiné. Conscient peut-être que le monde avait vécu là un de ces événements qui représentent un basculement, un de ces soubresauts aux conséquences incalculables, qui vont influer sur la suite de l’Histoire. Comme le 11 septembre 2001 l’a été à l’entrée du vingt-et-unième siècle pour ceux la génération d’après. Je me souviens avoir lu, lors d’un séjour dans une ferme où je passais mes vacances scolaires à travailler, le livre de Mark Lane, un avocat qui avait interrogé et enregistré deux mille personnes et consacré sa vie à refaire l’enquête de la commission Warren. Les décennies suivantes, j’ai lu tout ce qui passait à ma portée, vu tous les films et documentaires concernant cette affaire. Le Oswald de Norman Mailer m’avait impressionné. Et puis, il y a quelques années, j’ai lu Libra, le roman monument de DeLillo qui m’a finalement libéré de cette obsession. Ou, pour être plus exact, c’est la brève note que l’auteur a ajoutée à la fin qui a joué ce rôle. Le roman lui-même, m’a surtout apporté une preuve de plus de la puissance créative de DeLillo. Mais la note, elle, qui ne compte guère plus d’une trentaine de lignes, m’a libéré de ce questionnement jamais assouvi qui me tenait depuis toutes ces années. DeLillo y parle de son livre, basé sur un énorme travail de documentation historique, mais “qui se tient par lui-même, à l’écart et complet, comme d’un refuge pour le lecteur”. Un refuge permettant de penser cet évènement au-delà des innombrables théories, hypothèses, et demi-vérités qui s’entrelacent au point d’en devenir labyrinthiques. C’est tout à fait ça. Encore une fois, l’écrivain nous libère de cette sujétion au réel qui n’est jamais qu’une approche sélective, une version du réel. Plus tard, ailleurs, DeLillo a dit que la fiction aidait à voir, à s’interroger. “Un écrivain est pour moi un homme de l’obscurité, dont les fictions sont autant de manières de lutter contre les forces dominantes”. L’auteur ne cherche pas à donner des réponses. Mais soyons assurés qu’il pose les bonnes questions.
Une autre obsession récurrente de ceux qui, comme moi, ont grandi durant la guerre froide, était la terreur nucléaire. Ou, plus précisément, la terreur de l’équilibre de la terreur! Je me revois, écolier insomniaque, ruminant des visions apocalyptiques de vitrification généralisée. Essayant désespérément de me glisser dans l’esprit de ceux qui détenaient ce pouvoir divin d’anéantir toute vie sur terre en quelques minutes. Je lisais les estimations hypnotiques du nombre d’ogives nucléaires en service et l’absurde quantification de leur pouvoir de destruction. On pouvait éradiquer la planète selon un facteur X. (C’est toujours le cas aujourd’hui, et l’on a appris depuis que le monde s’est trouvé bien plus près de sa fin à diverses reprises qu’on le croyait à l’époque. La crise des missiles de Cuba avait servi de leçon, pensait-on, mais l’incroyable imbroglio de l’exercice Able Archer, en novembre quatre-vingt-trois, nous a vu plus près du précipice que jamais, et l’on a connu ses possibles conséquences terrifiantes — la mise en alerte de tout le dispositif de contre-frappes nucléaires du Pacte de Varsovie — seulement des années plus tard, après la disparition de l’URSS).
Martin Amis a écrit des pages extraordinaires sur ces décennies de flirt permanent avec la tentation de l’anéantissement final (Les monstres d’Einstein), et leur lecture m’a apporté un étrange sentiment de soulagement, de fraternité humaine avec cet auteur exceptionnel. Il y aurait encore tant à écrire, à penser, à propos de la monstruosité des armes nucléaires. Lors de ma première lecture du Outremonde de DeLillo, j’ai été, je n’ai pas honte de le reconnaître, complètement dépassé par l’ambition du livre. Une fois encaissée la première partie qui m’avait époustouflé — hallucinante description en caméra subjective, avec ses plans généraux et ses coups de zoom vertigineux, d’un match historique de base-ball au Yankee Stadium, dont je n’ai trouvé d’égal que dans la description qu’a peinte Tolstoï de la bataille de Borodino dans Guerre et Paix — passé cette première partie, je me suis perdu dans les vastitudes du livre. Il m’a bien fallu trois lectures complètes, au fil du temps, pour commencer à saisir toute la portée de cet énorme roman. Et ce qui m’y faisait revenir n’était pas un sentiment de frustration mais bien plutôt la fascination que j’éprouvais devant certaines images du livre qui m’avaient marqué à jamais, (les équipages de bombardier voyant leurs squelettes à travers leurs combinaisons lors des irradiations, par exemple — “nous sommes des hommes morts en vol” — ou Klara Sax peignant des carlingues d’épaves dans le désert). Tout est immense dans ce roman. Tout est démesuré. Américain au sens le plus basiquement cliché du terme. Universel au sens le plus humaniste. Mais tout y est aussi empreint d’une poésie désespérée qui nous laisse pantelant quand on le referme. Lisez, relisez les pages du meurtre accidentel de George par Nick dans une cave fétide, (vers la fin du livre, Arrangement en gris et noir), et peut-être y entendrez-vous résonner comme moi les échos hallucinés d’un Dostoïevski haletant les dernières secondes de vie de la vieille usurière sous les coups de hache de Raskolnikov.
Et il en va ainsi, de cette puissance et de cette inventivité, dans chacune de ses œuvres. Quel que soit le thème auquel il s’attache, DeLillo va le fouiller jusque dans les interstices ultimes de notre réalité commune. Le poids du virtuel dans notre monde ultra-financiarisé, (Cosmopolis), l’obsession de la mort à travers un accident industriel, (Bruit de fond), jusqu’à ses derniers romans, plus courts, plus ramassés, (Body Art, Point Oméga), explorations poétiques de l’absence, du temps, interrogations infatigables, aussi, des limites inatteignables de la littérature et de l’art. Sans oublier l’humour ravageur et l’ironie parfois désabusée qu’il sait distiller même en traitant des sujets les plus graves et profonds. Les thèmes qui reviennent le plus souvent, sans exhaustivité et dans le désordre: le langage, le terrorisme, la notoriété, le pouvoir des médias, (Les Noms, Mao II, Joueurs, L’homme qui tombe).
Tous ceux qui, comme c’est mon cas, ont eu à frayer avec la rhétorique publicitaire ont appris au moins une chose. Le pouvoir écrasant des mots, et la responsabilité qu’il confère à leur auteur, lorsqu’il est dévoyé par un but mercantile ou politique. L’usage permanent du mensonge, par omission et/ou exagération, le goût immodéré pour la simplification à l’extrême. La tentative assumée, revendiquée, de manipulation des esprits au moyen de la démagogie. “Plus le mensonge est gros, plus il passe”, a dit Joseph Goebbels. Si vous vous amusez à démonter le discours de certains pontes de la publicité, si vous analysez les promesses des spin doctors, nouveaux apôtres du storytelling dans la communication politique, vous vous apercevrez que la soi-disante paranoïa d’auteurs comme DeLillo résonne plutôt comme un avertissement. Je crois que les mécanismes de stimulation émotionnelle mis en œuvre pour vendre une croisière low cost ou engendrer un génocide sont fondamentalement les mêmes.
La communication moderne — propagande est le terme exact — est une arme de décérébration de masse dangereuse et son empire est de plus en plus global. L’art demeure son antidote le plus radical en ce qu’il nous oblige à utiliser notre cerveau un peu au-delà du reptilien. Tous les systèmes totalitaires de l’Histoire ont toujours désigné comme ennemis prioritaires l’art et la culture…
J’ai entamé ce court essai en dénonçant l’étiquette d’écrivain culte dont on affuble un de mes auteurs favoris. Et je conclus en m’apercevant que je m’exprime à son sujet avec la ferveur d’un adepte! (“Je me contredis, a écrit Walt Whitman, oui, je me contredis. Et alors?”). Et bien je suppose que ce court voyage, cet exercice d’admiration, m’aura conduit à réviser une fois de plus mes certitudes.
Si la littérature caresse notre intelligence, la propagande des forces dominantes se contente de remuer nos émotions à coups de bottes. Nous le rappeler avec force et talent est aussi la grandeur d’un écrivain comme Don DeLillo.

© Claudio Ceni. Juillet 2014.

2 réflexions sur “« Ce que DeLillo nous donne » Par Claudio Ceni. 

  1. Ce brillant panégyrique me conforte dans la pensée que l’art nous offre l’aide précieuse de suggérer d’autres chemins, de faciliter l’accès à des esprits visionnaires, d’éveiller avec des interrogations pertinentes, d’amplifier notre monde…Merci, Claudio, de l’avoir si bien exprimé.

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