A la Comédie de Genève du 30 novembre au 2 décembre 2023
Avant que j’ose me lancer dans l’écriture de ces chroniques théâtrales, je me souviens avoir vu deux pièces de Séverine Chavrier au théâtre de Vidy: « Les palmiers sauvages » et « Nous sommes repus mais pas repentis« . Des flash très précis me reviennent de ces pièces, l’une inspirée de Faulkner et l’autre de Thomas Bernhard. Ces souvenirs font partie de mon éveil aux formes contemporaines de théâtre, celles vers lesquelles se sont construites mes inclinations sélectives.
Aujourd’hui, Séverine Chavrier, nouvelle directrice de la Comédie de Genève, met en scène une autre pièce d’après le roman de Thomas Bernhard, « La Plâtrière« , version créée en 2022, dont elle a remanié un peu la forme.
Signe avant-coureur, la pièce commence par une démolition, celle des murs d’une usine désaffectée, par un groupe de squatteurs ou de SDF, suivie par leur découverte d’un cadavre de femme. Il s’agirait d’un féminicide. Le mari, écrivain inspiré, mais rongé par l’impossibilité d’accoucher de son oeuvre, aurait occis son épouse handicapée.
La suite de la pièce est une narration rétrospective, un flash-back. La reconstitution des faits. Elle emmène le public à la découverte du quotidien de ces deux personnages qui vivent cloîtrés dans un lieu improbable, une ancienne usine en décrépitude. L’homme tente d’écrire, sans y arriver, un essai ambitieux sur l’ouïe. Sa femme est son cobaye qu’il oblige à de continuels exercices absurdes. De son côté, elle le malmène avec des demandes liées à son état d’invalide, lui imposant une aide incessante pour les choses les plus futiles. Leur relation, douloureuse et torturée, est dépeinte dans leurs dialogues, mais aussi dans ce qui les entoure et définit leur ambivalence et leurs tourments.

L’ambiance produite par les sons ambiants est lugubre. Aboiements, hululements, coups frappés ou tirés, grondements, claquements, impacts, etc. Un percussionniste (Florian Satche) est présent à cour imprimant tempo et rythmes au sentiment d’urgence qui étreint la narration. Le comportement de l’homme hyperactif tranche avec celui de la femme clouée dans son fauteuil. De plus des personnages troublants, aux masques figés, tous pareils, s’invitent par moment sans que l’on sache très bien si ce sont des créations de l’esprit ou de véritables intervenants. Des confidents, des importuns, dont les intrusions peuvent être malvenues, mais aussi souhaitées.
Pourtant l’humour est là, bien présent. Il n’occulte pas cette situation pernicieuse, mais la chamarre de scintillements épars.

Le lieu, comme l’ambiance sonore, est un protagoniste à part entière. La scénographie, impressionnante, reproduit un paysage de forêt peuplé d’animaux sauvages. Une tulle sépare la scène du public sur laquelle des images sont projetées, ainsi qu’un grand écran en fond de salle. La lumière est subtile, obscure et mouvante. Un cube blanc surélevé trône au coeur de la scène, en placoplâtre, c’est là qu’ils habitent. Il sera peu à peu démoli à la hache: ouvrir la fenêtre, c’est casser une partie de la paroi. L’homme et la femme vivent dans cette pièce surchargée de statuettes pieuses et de photos du passé, comme dans une boule à neige secouée de temps en temps par une tombée floconneuse. Un sous-sol, caché au début, est l’un des endroits oppressant où des épisodes de l’action sont filmés en direct. On s’y déplace à quatre pattes. Dans ce sous-sol exigu s’amassent des rames inutiles de papiers noircis. Un couloir étroit, autre endroit étranglé et orné d’armes à feu, s’enfonce dans le noir. Il est muni d’une porte qui mène à la pièce de vie des personnages où, sur une des parois, sont aussi projetées des images filmées.
Le filmage est astucieux, montrant des lieux, encore invisibles depuis la salle, qui le deviendront progressivement. L’image vidéo ajoute à cet expressionnisme inquiétant: images couleur, noir et blanc, comme salies, vues d’avions, gros plans directs. Les projections, suivant l’écran choisi (tulle, fond de scène ou paroi), sont monumentales, moyennes ou plus restreintes.

L’intellectualité du couple, que l’on entend dans leurs échanges, est contrebalancée par une animalité sauvage incarnée sur scène par des pigeons et un corbeau vivants, s’ébattant dans les ruines de leur intimité. Des silhouettes de cervidés empaillés entourent les lieux, prétexte à l’entrée en sons des tirs nourris d’insensibles chasseurs, augurant de ce qui pourrait advenir de la biche et du blaireau. De furtives gueules cassées et les fusils ornant le couloir renforcent l’atmosphère menaçante. La violence est partout sous-jacente: lumières, sons, paroles, gestes, ton, objets. Quelle est la victime? Qui est le bourreau? Une jeune infirmière (Aurélia Arto/Adèle Joulin) est engagée pour aider aux soins de l’impotente, incursion de jouvence dans cet univers clos, pourtant elle sera elle aussi contaminée par l’amertume mortifère qui plane sur leur confinement.
Elle (Marijke Pinoy, acérée), cigarette collée aux lèvres, est une infirme acerbe et piquante, pleine d’esprit. Avec son accent allemand et malgré ses sarcasmes provocants, elle se soumet tout de même aux exercices vocaux affligeants de son conjoint. Lui (Laurent Papot, intense), fébrile et exaspéré, envahi par son projet de traité sur l’ouïe, dans ce lieu qu’il a choisi pour son isolement et son silence, se retrouve perpétuellement dérangé, soumis à la dépendance de sa partenaire. Mais le souhaite-t-il vraiment, cet espace libre destiné à écrire l’ouvrage de sa vie? Tous deux incarnent magnifiquement, cette relation d’amour/haine qui leur est nécessaire et insupportable.
L’originalité de cette création, sa mise en scène vertigineuse, son ambiance sonore et ses comédien.ne.s hors-pair en fait sans nul doute un tout grand moment de théâtre dont l’atmosphère ténébreuse évoque aussi bien une parodie de film d’horreur, qu’une tragédie bergmanienne. Extraordinaire!


