Au Théâtre de Vidy, Lausanne, du 10 au 13 mai 2023.
Le public n’est pas encore entièrement installé que déjà les machines se mettent en branle accompagnées de leur râle industriel. Il y en a deux, l’une plus imposante que l’autre (et rien n’est gratuit dans le théâtre de Castellucci). Caméras, porte-voix ou canons, elles grondent de manière à la fois sourde et puissante, vibrante et métallique. Dans le brouillard environnant, leur noirceur perce un fond indécis.
Voilà donc l’introduction de cette nouvelle expérience du théâtre d’images de Romeo Castellucci. Après le visionnement de son film intitulé « Le troisième Reich » (voir ICI), c’est bien à une sorte de diptyque sur la violence et le fascisme qu’il nous invite, les sons omniprésents de Scott Gibbons amplifiant l’impact émotionnel des images.
Une silhouette claire apparait peu à peu dans la semi-obscurité et le flou ambiant. C’est un vieil homme barbu, vêtu d’une toge, soutenu par un long bâton. Sa « voix clame dans le désert« , dans une langue incompréhensible. Tel le prophète Jeremiah alertant le peuple d’Israël, il est un pur signifiant, une incarnation matérielle que les spectateurices interpréteront à leur guise. Un disque noir l’éclaire, étoile fixe de la tragédie.
Vêtus d’uniformes datant du cinéma burlesque, une trentaine de policiers figurent presque à eux seuls le décor. Casquettes, matraques et pistolets, ils sont une même machinerie qui se déploie. Ce sont des volontaires anonymes qui ont signé un contrat par lequel ils s’engagent à exécuter à la lettre les consignes qui leur sont données. Ils obéissent scrupuleusement aux ordres dictés dans leur oreillette. Ils ont été choisis comme figurants dans l’intention de laisser place à la vérité de l’expérience et non au savoir-faire d’un acteur professionnel. Aucune pause ne leur est accordée. Comme le public durant la projection du film « Troisième Reich« , submergé par le flot ininterrompu des vocables, ils ne disposent d’aucun temps de réflexion.
Leurs actions semblent parfois insensées. Burlesques lors de photos de groupes, horrifiantes lorsqu’ils s’acharnent sur un homme nu, fascinantes en réminiscences d’oeuvres de l’art classique (Géricault, Goya, Rembrandt), glaçantes face à la marionnette du dictateur, effrayantes lors de leur descente dans les rangs du public, serviles serviteurs de devises improbables, ils sont les bras armés du pouvoir qu’ils ont dans l’oreille. Asphyxiés par les ordres qu’ils reçoivent, ils sont envahis et ils envahissent.
Le public est lui aussi inondé d’images et d’actions scéniques. Fréquemment, deux scénarios se jouent simultanément, produisant une quantité de stimuli visuels sans laisser d’espace à la pensée du public.
Et puis des questions, évidemment, puisque « les réponses ne sont jamais dignes des questions« (dixit l’auteur). Romeo Castellucci tient à laisser le public prendre position devant une image, il lui donne cette responsabilité-là, car son théâtre est celui de la « parole qui manque« . Des images et des énigmes.
Quel est cet anneau brandit par un policier ensanglanté? Pourquoi cette peinture bleue sur les mains d’un policier? Et cet autre qui lave la tête d’un collègue posée sur un drap blanc dégoulinant de sang? Pourquoi celui-ci sort-il d’un sac poubelle? Quel est ce sommier debout devant le portrait de Beckett? Que signifient les masques dont ils se couvrent? Ses affiches régulièrement apportées sur scène, quels liens ont-elles avec le sujet? A vous d’y réfléchir.
Jeremiah réapparait, portant la tête égorgée de l’agneau sacrificiel. Entre les deux rangs serrés des policiers tendant des mains crochues, il est comme adoubé par une somptueuse machine à bonbonnes soufflant de grands jets de vapeur et des mugissements d’orgue.
Les policiers tombent en épilepsie. Un rideau noir s’abaisse, invoquant la poule et l’oeuf, sous lequel apparaissent deux petits pieds nus. Cet enfant vêtu de blanc figure-t-il une rédemption possible? La matraque qu’il accepte, se faufilant ensuite parmi la foule d’uniformes, augure du contraire…
Ecouter ICI la rencontre entre Eric Vautrin et Romeo Castellucci
(…) durant le mouvement des Gilets jaunes. Chaque jour, je croisais des policiers en bas de chez moi. Et à chaque fois que je me trouvais en face d’eux, la puissance de leur uniforme faisait monter en moi un sentiment de culpabilité. J’ai voulu explorer cette puissance d’un point de vue anthropologique, pas du tout d’un point de vue sociologique ou politique, en portant un regard essentiel, d’une certaine façon primitif, sur cette situation qui faisait de moi une proie. Romeo Castellucci (ICI)
Photos de 2021/©LUCA DEL PIA (ou Stephan Giagla?)