A l’Arsenic-Centre d’Art Scénique Contemporain, Lausanne, jusqu’au 12 mars 2023
Kayije Kagame aime exprimer son art par diptyques: Après « Sans grâce / Avec grâce« , vu en 2020, voici son nouvel opus, un essai entre cinéma et théâtre, qui s’élargit autour de la présence humaine active ou passive et ce qui rend celle-ci visible ou invisible.
La première partie du spectacle est un film réalisé par Kayije Kagame et Hugo Radi. Il met en scène deux personnages. L’un est un comédien en attente d’une représentation (joué par Gaël Kamilindi de la Comédie-Française), l’autre est gardienne de nuit dans un musée d’histoire naturelle (Kayije Kagame elle-même).

Le film dépeint des moments de temps suspendu, des solitudes garnies d’un certain mystère. Dans un théâtre et dans un musée. Deux lieux culturels d’où émane une atmosphère emplie de la densité de leurs contenus. Deux lieux qui reçoivent un public et racontent des histoires. Deux lieux qui nous sont présentés de nuit.
Seul dans sa loge, un acteur répète son texte, assis, manuscrit en main. Il le dit sans ton, très vite, à l’italienne.
Seule dans la salle de contrôle du musée, une gardienne chantonne doucement.
Nous les suivront, l’un après l’autre, dans le dédale de leur espace de travail. Bien qu’iels soient seul.e.s, cet espace est habité par ce qui est visible: des tableaux pour l’un, des animaux empaillés pour l’autre; mais également par ce qui est invisible: le public absent pour l’instant, les récits en latence, les sons de vies éloignées. Des images poétiques, empreintes de mystère.
A la fin du film, l’écran est démonté à vue, comme pour signifier un intervalle matériel et aussi, je crois, permettre un certain recul après son visionnement.
Il y a beaucoup à découvrir, à interroger, à décrypter dans ce film. Et justement, dans la seconde partie, la pièce « Intérieur vie », Kayije Kagame en propose une sorte d’analyse sous forme de soliloque. Précisant que celle-ci est issue d’échanges avec des personnes ayant vu le film, l’ouverture vers nos propres interprétations est conservée. Néanmoins de nouvelles interrogations en sont écloses: être invisible tout en étant actif? ou alors visiblement inactif? ces lieux culturels, cinéma, théâtre, musée, n’ont-ils pas invisibilisé de vraies personnes?

L’acteur noir et queer seul dans la salle des comédiens du majestueux théâtre, une salle d’attente en réalité, est l’image même d’un statut sociétal faussé. La gardienne noire du musée qui erre dans les couloirs, une torche à la main, éclairant des bribes de dioramas exotiques, va-t-elle émerger de cette frange nocturne?
Passant le relais à de vieux gardiens blancs ensommeillés, l’Histoire à raconter finira-t-elle par s’extirper de sa léthargie séculaire? Des questions enfin actuelles que l’artiste sonde avec subtilité et profondeur.
On peut voir l’actrice Kayije Kagame dans le film d’Alice Diop « Saint Omer » (2022).