A la Comédie de Genève du 9 au 19 février 2023
Avec Prune Beuchat, Estelle Bridet, Cécile Goussard, Isumi Grichting, Arnaud Huguenin, Lisa Veyrier, Lucas Savioz et le metteur en scène Nicolas Zlatoff.
C’était en 1969. Jacques Rivette a l’idée de mêler théâtre et cinéma. Dans son film L’amour fou, une troupe répète Andromaque de Racine. L’histoire parallèle du metteur en scène et de sa compagne se joint à celle des répétitions. Le film mêle donc la construction de la pièce et l’histoire des acteur.ices. On les voit répéter, mais aussi vivre leur vie, sauf que c’est une vie jouée aussi puisque c’est du cinéma.
Nicolas Zlatov, lui, creuse encore cet abîme. Sa création, incrustée des performances des comédien.nes, est une répétition de La Mouette. Mais pas n’importe laquelle: à la façon de Stanislavski, iels font appel à leur mémoire affective, leur propre vécu, pour mieux appréhender l’esprit même de la pièce. Ce sont donc des morceaux de leur propre intimité qu’iels livrent au public en les tissant au le texte de Tchekhov.
Conjointement, un.e des comédien.nes filme leur cheminement, une caméra documentant la progression du travail de plateau. Ces images sont projetées en direct au public et dans une salle adjacente.
La pièce qu’iels tentent d’analyser avec leurs émotions personnelles, La Mouette (texte ICI), est elle-même une pièce qui parle de théâtre. C’est un peu la querelle des académiques et des avant-gardistes. C’est aussi une pièce somptueuse sur l’amour, la jalousie, la création, la vocation, etc.
Donc, ce à quoi nous assistons est à la fois une pièce d’improvisation, la répétition d’un classique du théâtre, et un film documentaire.
Ce mélange donne lieu à un spectacle fascinant. On y assiste au formidable travail d’analyse-action selon la méthode de Stanislavski: deux personnes lisent, de façon neutre, le passage choisi, une autre lit les didascalies (les indications de l’auteur sur le jeu). Toute la troupe en discute ensuite le sens, analysant chacun.e à sa manière la situation décrite par la pièce, et proposant son raisonnement. Ce qui ne se passe pas sans débat et éclats de voix. Puis, avec leurs propres mots, à partir de l’évocation de leurs ressentis, iels jouent la scène telle qu’iels la comprennent intimement. Peu à peu s’y mêlent des paroles de la pièce initiale.
Le dispositif est composé de deux séries de gradins public, chacun surmonté d’un écran, encadrant un plateau central. Un court temps d’adaptation est nécessaire pour comprendre l’enjeu, et le public se retrouve plongé dans l’action vivante qui se déroule sous ses yeux. Juste en face, l’image noir/blanc, filmée en plan rapproché, anime l’écran.
Tel un chef d’orchestre, le metteur en scène est présent sur le plateau. Il indique la scène à travailler, donne certaines indications, suggère un approfondissement. L’implication des comédien.nes est exceptionnelle, comme l’est l’aubaine pour le public d’assister au modelage de cette sculpture vivante que devient le montage de la pièce de Tchékov.
En trois sessions, d’environ une heure chacune, ce seront, ce soir-là, trois scènes de l’acte III de la Mouette qui seront explorées avec un dynamisme incroyable. Les spectateur.ices peuvent sortir, s’en aller, revenir à chaque pause. Inutile de dire que nous avons assisté à l’entièreté des 3h15 de la pièce sans un seul instant d’ennui!
Les interprètes sont sidérant.es d’éloquence. Ce sont leurs convictions, leurs émotions, leurs expériences qu’ils livrent face au public. Ce travail confidentiel de l’acteur.ice, auquel nous n’avons habituellement pas accès, quelle confiance et quelle détermination faut-il pour le partager sur une scène?!
Nous avons eu droit ce soir-là à des moments de comédie fulgurants de vérité par certain.es interprètes. Evoquant des évènements ou des sentiments personnels, l’on entend tout à coup le texte de Tchekhov se faufiler avec pertinence entre leurs paroles.
Chaque soir, d’autres parties de la pièce de Tchekhov sont examinées, expérimentées et jouées par les comédien.nes. Permettez pour une fois que je donne mon avis, j’ai trouvé cela aussi passionnant qu’admirable.