Rrose Sélavy et Yo Savy … c’est la vie, sa vie.

Marcel Duchamp n’en finit pas de surprendre, que ce soit par sa vie ou par son oeuvre.

Pourquoi l’inventeur du ready-made fut-il aussi fondamental pour l’art actuel? En considérant uniquement les matières utilisées pour ses productions, (émail, fer, verre, bois, ficelle, etc.) et ceci dès 1914, on réalise à quel point il révolutionne la création artistique jusqu’alors employant les matériaux consacrés tels que la peinture, le marbre ou la glaise pour ne citer que les fondamentaux académiques.

Ainsi, sa vie même se rapproche de son oeuvre. Hors du marché de l’art, marginal autant qu’original, il subsistait en faisant (comme André Breton) commerce des oeuvres de ses amis artistes, refusant de se confiner dans une production personnelle répétitive. Il donnera des conférences, des interviews, montera des expositions, signera des livres, des films, et surtout s’adonnera à sa grande passion : les échecs. Son propre travail, il le vend à des proches argentés, réussissant la prouesse de ne pas le disséminer. Tout est maintenant au musée de Philadelphie. Cessant de peindre dès 1918 (« Tu m’« ), il n’acquiert une certaine notoriété européenne qu’à la fin des années cinquante. Les collections ne possèdent que des répliques de ses fameux Ready-made, réalisées par lui-même ou par des tiers avec son accord.

Marcel Duchamp, « Tu m' », 1918 (69,8 X 313 cm, dernière peinture), huile et crayon sur toile avec écouvillon, un écrou et 3 épingles à nourrice

Ce passionné du jeu d’échecs, qu’il a assidûment pratiqué, est issu d’un milieu bourgeois et cultivé. Une famille de six enfants (trois filles, trois garçons), un père notaire, une mère malentendante et plutôt distante. Sa scolarité effectuée avec brio (prix de math, de dessin, baccalauréat à 16 ans), il s’installe à Montmartre, à l’âge de 17 ans, avec son frère aîné, le peintre Jacques Villon, produisant des dessins humoristiques pour les journaux. C’est là qu’il essuie ses premiers échecs, n’étant pas reçu aux Beaux-arts.

Marcel Duchamp, jeu d’échecs, 1917
Scott Kildall et Bryan Cera, détournment des Echecs de Duchamp. Pour une partie d’échecs virtuel avec Duchamp, c’est ICI

Son père le notaire, ayant vu ses trois fils opter pour l’art, a la sagesse de leur offrir une aide pécuniaire décomptée sur leur héritage. Marcel dessine et peint. Après l’impressionnisme de Monet, le fauvisme et le cubisme, il s’éprend pour un temps des travaux de Cézanne. Il lit Mallarmé et Laforgue (dont il fit l’illustration d’un poème qui semble être l’amorce du « Nu descendant… »), Jarry, puis sera fasciné par Raymond Roussel et Brisset, enfin par la quatrième dimension qu’évoque dans son roman, Gaston de Pawlowski.

 

Très au fait de l’histoire de l’art, il peint le « Nu descendant un escalier » qui répond aux chronophotographies apparues à la fin du XIXe, sa volonté étant déjà d’accéder à une chose qui n’avait jamais été faite (ici, en peinture). Ce tableau cubiste et futuriste à la fois, dont il dit qu’il est « l’organisation de l’espace et du temps au travers de l’expression abstraite du mouvement », il veut le présenter au Salon des Indépendants de 1912. Grosse déception pour lui lorsque ses frères eux-mêmes le lui déconseillent, le comité l’ayant refusé car situé selon eux hors de leurs normes théoriques cubistes… et surtout portant un titre scandaleux. A tout juste 25 ans, c’est pourtant cette toile qui lui offrira le succès en créant le scandale lors de l’Armory Show de 1913 à New York (ville qu’il ne rejoindra que deux ans plus tard). Comme le dit Bernard Marcadé dans sa biographie « Marcel Duchamp, la vie à crédit« , c’est vers l’ailleurs (de l’art) que Marcel Duchamp se dirigeait déjà.

 

En 1910, Marcel a une liaison avec une modèle du groupe de Puteaux, Jeanne Chastagnier Serre. Celle-ci, séparée de son premier mari, donnera naissance à la seule enfant de Duchamp, Yvonne Marguerite Marthe Jeanne, née en 1911. Jeanne Serre n’informe Duchamp de son existence que huit ans plus tard, lors d’une rencontre fortuite, et ne lui demande rien. Lui-même réfute d’ailleurs toute allusion à une vie domestique. Après la mort de son mari, Maurice Serre, Jeanne épouse un marchand de cycle (!), Henri Mayer, qui adopte la petite Yvonne.

Marcel Duchamp, « Roue de bicyclette », 1913 (premier Ready Made)

Cette fille, ignorée de Duchamp (et ignorante de son ascendance jusqu’aux années soixante), devint artiste peintre elle aussi, sous le pseudonyme de Yo Sermayer. Elle épouse le petit-fils d’un marchand de broyeuses de chocolat (!) nommé Jacques Savy (!).

 

C’est Teeny, la dernière compagne de Duchamp (et seconde épouse après l’épisode Lydie Levassor de 1927), qui arrange un rendez-vous entre Yo (55 ans) et Marcel (79 ans) en 1966.

Ils n’évoquent pas leur lien de parenté. Yo ayant eu deux pères, elle n’en souhaite pas un troisième.

Dans son atelier de Montmartre, il découvre sa peinture, des « portraits » de chaises ou meubles fragmentés. Ceux-ci l’intrigueront assez pour qu’il suscite une exposition à la Bodley Gallery de New York où furent exposés Warhol entre 56 et 59, puis Ernst, Tanguy et Matta et dans les seventies, Matisse, Klee, Léger, Picasso. Exposition dont Marcel aurait suggéré le titre. Lui-même rédige le carton d’invitation comme suit:

Après « Musique d’ameublement » d’Erik SATIe
voici « Peinture d’ameublement »

de Yo SAVY alias Yo Sermayer
Rrose SéLAVY alias Marcel Duchamp.

En 1983, Yo Savy expose à la Kunsthalle de Berne et en en 1998 au MAMCO de Genève. Décédée en 2003, il n’existe aucune photo de son oeuvre, ni d’elle-même sur le web. En revanche, Yo et son mari collectionnaient des boules de cristal presse-papiers et en ont fait donation au Musée décoratif de Paris.

 

« J’ai éprouvé à cette époque-là un petit phénomène d’attirance pour l’optique : j’ai fait une petite chose qui tournait, qui faisait des tire-bouchons comme effet visuel, et cela m’a attiré, pour m’amuser. » Marcel Duchamp à propos des Rotoreliefs de 1935

Marcel Duchamp, Rotoreliefs, 1935/53

En 2016, l’huile sur panneau de Marcel Duchamp intitulée « Nu sur nu » (1910-11), appelée aussi  femme aux cheveux verts, est vendue aux enchères au profit de MSF. Une peinture qui reflète l’intérêt de Marcel Duchamp à cette époque pour le symbolisme du peintre Odilon Redon, mais dont le modèle pourrait avoir été Jeanne Serre, la mère d’Yvonne Yo Savy.

Marcel Duchamp, Nu sur nu, 1910-1911 (65×51 cm)

Ayant été léguée à l’association Médecins Sans Frontières, Le Nu sur nu fut acquis directement auprès de l’épouse du collectionneur Henri-Pierre Roché par Arnold Fawcus qui le conservera jusqu’à sa mort. Estimée entre 500 000 et 700 000 euros, l’œuvre a été vendue 1,243 million d’euros (1,417 million frais inclus). Sur environ soixante tableaux peints par Marcel Duchamp, dont seulement une dizaine appartenant à des collections privées, celui-ci a battu le record des prix de vente de l’oeuvre duchampienne. Classé trésor national, il ne doit pas quitter la France.

Prototypes, exemplaires et multiples, ont été au centre des réflexions de Duchamp. Dans les objets produits en série, l’hypothèse d’un acte concret de procréation est annulé. La singularisation provient uniquement de la signature. Marcel Duchamp se découvre une paternité entre Ready Made et hasard … de la vie.

 

Marcel Duchamp, Allégorie d’oubli, 1912 – 1968

 « Le possible impliquant le devenir, le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince. Allégorie de l’oubli. L’allégorie (en général) est une application de l’inframince ». Marcel Duchamp cité par Manuela De Barros, Duchamp & Malevitch: Art & théories du langage, page 139)

(est inframince ce qui est à peine perceptible, à peine repérable, ce qui représente une différence infime. Quelque chose qui se donne à voir sans attirer l’attention, ce qui sépare le singulier du générique)

« 2 formes embouties dans le même moule (?) diffèrent entre elles d’une valeur séparative inframince » MD, Notes, note 35, Flammarion 99

Dernière minute, j’ai trouvé une photo de Marcel et Yo! Elle provient du livre de Marc Partouche « Marcel Duchamp, sa vie, même. »

Journal Le Monde du 29.09.2003 : Son atelier (celui de Yo) de la rue Camille-Tahan devient le rendez-vous des écrivains et des artistes, de Noël Arnaud à Markus Raetz, en passant par Ben et Raymond Hains.

 

 

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