A la Comédie de Genève du 16 au 18 décembre 2022
Avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier. Et les musicien.ne.s: Sylvaine Hélary, Antonin Rayon.
Dégager en 3h15 les grandes lignes de l’oeuvre ultime de Dostoïevski, voilà un véritable challenge. Transposer tout cela en une pièce contemporaine ne l’est pas moins et Creuzevault offre ici une oeuvre intéressante et séduisante. Faut-il préciser que ce grand auteur le passionne?
Dédramatiser et même épicer d’humour ce monument de métaphysique romanesque, Jean Genêt l’avait déjà osé, ce spectacle le rejoint. Qui a lu l’introduction de Dostoïevski conviendra que, déjà, le ton est donné ( « (…) Bon voilà toute l’introduction. J’en conviens parfaitement, elle ne sert à rien du tout, mais, puisqu’elle est écrite, qu’elle reste. Et maintenant, commençons »).
En quatre parties, entrecoupées par du texte défilant, le tour de l’intrigue parvient à se nouer et se dénouer. On connait l’histoire: l’ignoble Fiodor a abandonné les trois fils (Ivan, Dmitri et Aliocha) de ses deux épouses et n’a jamais reconnu un quatrième, Smerdiakov. Entre disputes religieuses, d’argent et de femmes, les fils, élevés en différents endroits, font connaissance. Puis Fiodor le père est assassiné. Est-ce un parricide? Qui l’a tué?
En fait, un peu tout le monde et ça continue aujourd’hui. Le patriarcat n’a pas fini d’être démantelé et il a encore quelques beau jour devant lui, malgré les coups de couteau occidentaux.
Jouée et mise en scène dans un esprit contemporain, cette adaptation conserve toute sa profondeur et le resserrement du texte par Sylvain Creuzevault est mesuré au cordeau. Car tout y est (ou presque) de l’essence des 1300 pages du roman original de Dostoïevski. Et ce qui pourrait échapper au public se lit entre les actes sur le rideau de scène. Tout y est, mais en langage d’aujourd’hui teinté d’humour burlesque.
La musique est en direct (piano, flûte) dans la fosse d’orchestre comme pour un opéra. La scénographie est contenue dans un cube blanc percé de portes et fenêtres. Quelques meubles (ou un cercueil) et de lumière à la bougie ou au néon selon le lieu où se passe l’histoire (église, night-club, chambre, tribunal.). Des inscriptions collées au mur et une icône baladée ici et là. Les comédiens sont impressionnants. Néanmoins dirigés, l’espace leur est donné pour des monologues truculents et savoureux (improvisations de plateau?), dont un certain nombre adressés au public. Nicolas Bouchaud est un fabuleux père indigne. Servane Ducorps campe une extraordinaire Grouchenka, fière et sans entrave. L’esprit des personnages est conservé, avec les thèmes philosophiques, politiques et métaphysiques développés dans le roman.
Il y a tous les ingrédients d’un théâtre abordable, plaisant, intelligent et percutant. Nul besoin d’avoir lu le pavé avant d’y plonger. Certains procédés m’ont donné une impression de déjà vu, allant du Vaudeville aux portes qui claquent jusqu’à du Macaigne assagi, porte-voix et bières au public, en passant par le filmage avec projection live, le rideau de tulle divisé en rectangles, spray et masques. Finalement une excellente synthèse d’un théâtre contemporain bien ficelé et enrichissant.