Palazzo Grassi, Venise, jusqu’au 4 janvier 2026
Les oeuvres mystérieuses et fascinantes, de Tatiana Trouvé (1968), son univers qui semble émaner de rêves incongrus, tout cela à découvrir sur les trois étages du palais Grassi dans un accrochage aéré et subtil. Le parcours labyrinthique est jalonné par la série The Gardians. Invisibles, leurs présences matérielles sont signalées par des sièges abandonnés, toutefois habités par des effets personnels: coussins, chaussures, sacs, livres, couvertures, bouquets, radios, clés, autant d’objets personnels liés au repos, aux moments de liberté, à quelque chose de douillet. Et pourtant tout est moulé, sculpté dans le marbre ou le laiton, peint en trompe-l’oeil, onyx et malachite le disputant au bronze, à l’acier ou au cuivre. Les corps absents du gardien ou de la gardienne paraissent plus incarnés que s’ils étaient vraiment là. Iels restent muets mais parlent avec leurs traces. Tatiana Trouvé a occupé cet emploi de gardienne de musée dans ses jeunes années.
Cette présentation est la plus grande exposition monographique de Tatiana Trouvé à ce jour: nouvelles sculptures, dessins grands formats, installations conçues pour le site, mais aussi oeuvres des dix dernières années. Ses thématiques habituelles sont l’espace, le temps et la mémoire.

L’aventure a été assez longue car c’est une exposition que j’ai mis deux ans à préparer, avec 80 % d’œuvres nouvelles réalisées pour le Palazzo Grassi, mais aussi conçues dans le contexte de Venise, de l’eau, du mouvement de l’eau ». Tatiana Trouvé
Le hall d’entrée est investi par l’artiste: un sol asphalté criblé de plaques d’égout provenant du monde entier, une sorte de convergence de l’eau comme de la marche des visiteurs. Vu du dessus, cela donne une image cosmique, des constellations immédiatement reliées au ciel et à l’espace par notre mental. L’asphalte, depuis des siècles, protège les piétons de l’humidité du sol. (« Hors-sol », 2025)
Une installation composée de moulages en plâtre formant des murs est une réminiscence des émeutes ayant eu lieu à Montreuil en 2023 (suite à la mort d’un jeune d’origine maghrébine tué par un policier). L’artiste a voulu enregistrer ces restes, les imprimer comme une mémoire tangible.



Les installations rencontrées sont des systèmes qui s’organisent et se complètent. Ce sont les regardeur.euses qui créent l’oeuvre, on ne peut mieux dire. Nous sommes confrontés à des univers insolubles qui nous rappellent vaguement quelque chose. Des amas de déchets, des abris de cartons et des couvertures, plus vraies que nature et pourtant moulées dans le bronze ou l’aluminium, des portants auxquels sont suspendus des cintres en marbre, autant d’objets banals, usés, qui évoquent une présence, une élaboration humaine, autant de récits à imaginer. Et toujours, une beauté étrange, calculée, telle une cartographie d’endroits rêvés dont nous devons inventer les codes.





Les mondes intérieurs débordent sur les mondes extérieurs. Des vitres écrasent des chaussures, comme pour les empêcher d’avancer. Une minuscule porte transparente donne sur une salles dans laquelle nous ne pouvons pas entrer. Une structure métallique de lit est accrochée à la paroi. Des lacs de fonte verticaux côtoient une carte des « Villes Invisibles » d’Italo Calvino.







Tatiana trouvé dessine. Elle passe de deux à trois dimensions, sans omettre la quatrième, dévolue à l’imagination des regardeur.euses, que ce soit dans ce sens ou inversement. Les dessins font écho aux oeuvres exposées au premier étage, replacées dans d’autres contextes. Les chaussures, symboles de déplacement. La série « Intranquillity », commencée en 2005, est inspirée du monumental « Livre de l’Intranquillité » de Fernando Pessoa. Des paysages intérieurs qui semblent bien rangés, mais desquels ressortent comme un fracas indistinct, une confusion à peine perceptible.

Crayons de couleur et eau de javel sur papier marouflé sur toile, cette oeuvre sans titre de 2022 (260x400x5 cm) fait partie de la série « les Dessouvenus » (et non les oubliés).




Il faut dire un mot sur l’accrochage, évidemment travaillé avec l’artiste, magnifiquement dressé. La lumière diffuse de certaine salle. Les tentures et les sols quelquefois combinant un écrin pour des toiles monumentales. Les suspensions permettant des rectos/versos époustouflants.










15 mars 2020: le confinement. Tatiana Trouvé se trouve dans son atelier de Montreuil. Elle imprime la Une du journal Libération (« Coronavirus: le jour d’avant ») et y ajoute un dessin. Elle répète ce geste sur un journal différent durant huit semaines, constituant la série de 56 dessins « From Mars to May« .
L’atelier de l’artiste, très présent dans son oeuvre, est ici en partie partagé généreusement avec le public. Objets stockés, expérimentation de matériaux et de techniques, maquettes, etc. « L’Inventario » aménagé dans cette salle devient une nouvelle oeuvre constituée de moulages d’objets en attente, un cabinet de curiosité dévoilant une intimité mémorielle propre à l’artiste et ouverte aux interprétations.






Tatiana Trouvé groupe ses scénarios et ses idées en un certain nombre d’études sur papier. Elle en partage ici une sélection qui forme un répertoire de ses inspirations et projets en deux ou trois dimensions.



L’univers mystérieux de cette artiste, doublé de ses différentes techniques, laissant la place aux imaginaires de chacun.e, est pour moi une fascination absolue. Je trouve captivant l’esthétique de son travail sur la mémoire et sa conservation, balançant entre psychisme, concept et matérialité. Futur improbable et impressions du passé se mêlent en un présent artistique intense, malgré une première impression de froideur. Au fait, je n’ai pas montré ses bijoux, ceux qu’elle a inventé au fil de ses voyages. Ils affichent un vocabulaire différent et sont émouvants par la fragilité de leur aspect éphémère. Tout à l’inverse des objets de l’exposition, figés dans des matières nobles et quasiment indestructibles.



































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