Au Théâtre du Loup, Genève, jusqu’au 4 juin 2023.
Compagnie Métamorphoses. Avec Sophie Broustal, Vincent Jacquet, Frédéric Landenberg, Sophie Lukasik, et David Marchetto
George Kaplan. Un nom qui n’est pas inconnu: c’est le personnage incarné par Cary Grant dans « La mort aux trousses », dont une scène mythique est celle de l’avion qui vole en rase-mottes au-dessus du fuyard. Dans le film, Cary Grant joue le rôle d’un publicitaire, donc un homme dont la profession est de raconter des fictions. Sur un quiproquo, il est pris pour un certain George Kaplan, soupçonné d’être un espion. Le film virtuose d’Alfred Hitchcock est l’inspiration de cette pièce de Frédérique Sonntag dont le récit est basé sur un personnage qui n’existe pas.

Un mobilier noir, trois tables, des chaises, un bar et un écran rectangulaire composent la scénographie très contemporaine de la pièce. Les objets seront déplacés à vue, par de mystérieux personnages cagoulés lors des deux intervalles (sonorisés par la fabuleuse musique du film) découpant les trois actes du récit. Trois parties pour évoquer autant de manières d’aborder la fiction de ce George Kaplan, l’histoire de quelqu’un ou de quelque chose qui n’est en fait qu’un mirage.
Le premier acte dépeint un groupe d’activistes se nommant George Kaplan. En préalable affublés des masques de gouvernants existants, ils débattent avec véhémence du statut de leur faction. Mêlant affects personnels et idéaux plus ou moins constructifs, les échanges entre les cinq protagonistes montrent les difficultés à conserver l’aspect démocratique des décisions collectives, la définition même du groupe différant selon chacun.e. Opération, contre-fiction, canular, mythe ou encore arme, autant de termes dont ces « George » voudraient caractériser leurs actions. Par moments intenses puis à nouveau plus légers, les dialogues sont aussi drôles que pertinents.

Le deuxième acte est une séance de travail d’un cabinet de scénaristes. On y cherche la meilleure histoire à mettre en scène, chaque écrivain.e proposant le style qui lui est propre et imaginant une intrigue pour le personnage de George Kaplan: le militaire propose un histoire guerrière, l’intellectuelle une machination politique, le romancier un dilemme dans le désert et le dialoguiste, engoncé dans un chagrin d’amour, ne peut que ressasser son malheur (un monologue poignant), en liant réalité et fiction dans une scène de rupture qui se termine très très mal.

Le troisième et dernier acte est une réunion politique de gouvernant.e.s face à un otage filmé par des terroristes. On y retrouve un certain nombre de similarités avec le groupe d’activistes. Cette fois, ce sont les dirigeants qui s’inquiètent d’une recrudescence de personnes nommées George Kaplan et en cherchent la cause. Après enquête, ces quidams semblent disséminés dans diverses sphères de la société, dont les arts, ce qui donne lieu à d’hilarantes digressions. D’ailleurs, Hitchcock lui-même est soupçonné de faire partie d’un réseau international! Finalement, ce gouvernement fictif s’accorde pour donner un os à mâcher à la population sous forme de ce dangereux et mystérieux George Kaplan, un « danger sans visage », et ainsi conserver une complète souveraineté.

Entre la fiction filmée de l’écran et la réalité de la scène, la fin de la pièce nous entraîne jusqu’au fond de l’oeil d’un George Kaplan matérialisé qui n’exprimera qu’un seul mot : Noir!
Ce texte touffu et captivant est amplifié par une mise en scène perspicace et des comédiens convaincants et totalement investis. On peut se sentir par moment dépassé par la multiplicité des propos, mais l’humour récurrent et la diversité des allégories offrent les nuances nécessaires à leur accessibilité. Ce spectacle, qui donne à voir l’inextricable complexité de la toile d’araignée complotiste, est une démonstration réussie, efficace et drôle de ces histoires qui peuvent manipuler les foules, qu’elles soient politiques, boniments populistes ou diversions crapuleuses, ou artistiques.
