« Une Mouette » Elsa Granat

© Christophe Raynaud de Lage. Coll. Comédie Française

Comédie Française, Paris, du 11 avril au 15 juillet 2025

D’après Anton Tchekhov. Avec Julie Sicard, Loïc Corbery, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Adeline d’Hermy, Julien Frison, Marina Hands, Birane Ba, Dominique Parent, Edouard Blaimont, Blanche Sottou.

Depuis 1896, cette mouette, La Mouette, et maintenant Une Mouette, ne perd rien de sa pertinence, de son actualité et de ses interrogations. Une pièce sur l’art et sa dévoration, sur l’amour et ses formes diverses, sur la jeunesse et ses idéaux, sur la maturité et ses certitudes. Des thèmes universels, intemporels. Un ouvrage à sans cesse remettre sur le métier.

L’idée géniale d’Elsa Granat, la metteuse en scène, est d’aller fouiller les racines du drame, de déterrer les rhizomes qui ont alimentés la psyché des personnages d’Arkadina et de son fils, Konstantin Treplev. En forme de préambule (« préquel, ouverture d’imaginaire »), quelques séquences offrent des extraits de la jeunesse d’Arkadina Irina Nikolaïevna. Ses galères d’actrice errant d’auditions en petits rôles, son travail acharné pour percer, sa solitude avec un enfant en bas âge, ses doutes, sa culpabilité. Des épisodes tirés de pièces en un acte de Tchekhov, antérieures à la pièce maîtresse. Nous y voyons grandir le fils en âge et sa mère en renommée. Nous comprenons leurs angoisses, leurs pulsions, leurs appétits frustrés.

Nous réalisons alors, nous public, l’évidence. Un cheminement de femme que nous avions évincé, jamais vraiment imaginé ou à peine deviné. Non, l’histoire d’Arkadina ne commence pas au début de la pièce. Sous cet aspect, son statut de femme émerge avec grandeur et de son fils adulte jaillit le traumatisme abandonnique qu’il subit encore. Nous nous en doutions, évidemment. L’éprouver est différent.

© Christophe Raynaud de Lage. Comédie Française

La narration est foisonnante, ce qui pourrait contribuer à perdre des spectateurices. Vous trouverez sur ce blog au moins trois descriptions de l’histoire (une version de Cyril Teste et deux versions de Thomas Ostermeier). Cette adaptation d’Elsa Granat oscille entre drame et comédie. On y sourit autant que l’on vibre pour tel ou telle personnage. La mise en scène intensifie les interventions, les portant à un point d’ébullition convulsif. L’exaltation à son paroxysme peut devenir irritante, anachronique peut-être, alors que les comédien.nes interprètent un texte original, rendu contemporain par la traduction d’André Markovitch et Françoise Morvan. Les variations sonores sont du même acabit, du bourdonnement diffus des moustiques à d’assourdissants martèlements. La musique, par son éclectisme, évoque tour à tour la gravité ou l’énergie en navigant du classique à la pop culture, diffusant une atmosphère appropriée.

Portraits de femmes, portraits d’actrices, mais surtout portrait de la création et de ce qu’elle implique de contraintes, d’autant plus lorsqu’elle est portée avec exigence. Toustes admirent Arkadina, la photo ci-dessus résume l’attirance qu’elle déploie sur l’assistance. Marina Hands en fait une très percutante incarnation, jouant de registres théâtraux dans la réalité d’Arkadina tout autant que de réalisme dans son art. Adeline d’Hermy joue Nina qui ressemble à la jeune Arkadina que la mise en scène nous a fait rencontrer au début, pleine d’espérance et de convictions. A quel fil ténu est donc accroché le destin?

Adeline d’Hermy et Loïc Corbery. Photo Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Car Nina, gibier volatil, mouette aux ailes fragiles, rêve de scène. Elle envie les artistes, celleux qui vivent de leur art. Elle ignore leurs tourments et leurs doutes. Les fenêtres de son existence lui sont toutes grandes ouvertes. Son interprétation, au début tâtonnante, du texte de Treplev, prend peu à peu de l’assurance. Sa voix se sculpte, une voie est plausible.

Les personnages, identifiés par leurs noms russes complets, ne sont pas si faciles à reconnaître de prime abord. Des trois femmes, Nina l’innocente est poignante, Macha l’obstinée est pathétique, quant à Arkadina, je la vois enfin (après toutes ces Mouettes!) à sa juste valeur de femme volontaire, non pas uniquement vaniteuse et égoïste, mais acharnée à faire vivre et reconnaître son art par-dessus tout. Elle est prétentieuse par nécessité. Il nous fallait prendre conscience de son parcours. Elle a mis tant de force à se hisser au sommet de son art que cela l’a asséchée. De chacun de nos choix de vie découlent des conséquences que nous devons assumer pour le meilleur, l’ordinaire et le pire. Le pire pour elle sera-t-il l’acte définitif qu’a choisi son fils? La chair de sa chair qu’elle est incapable d’encourager? Déjà pourtant, son entourage songe à la protéger. Est-ce l’actrice et son art que l’on veut sauvegarder? Ou, ayant su se faire aimer par la continuelle représentation qu’elle offre aux regards, est-ce l’humanité de la femme qui a été reconnue? Faut-il séparer la femme de l’artiste?

© Christophe Raynaud de Lage

La scénographie fait la place belle à la Nature, avec cette tenture paysage qui laissera place, au dernier acte, à une sombre verrière donnant sur la noirceur de la forêt et les brumes insondables du lac. « L’âme universelle » que joua Nina dans la pièce de Treplev est là, tout autour des personnages.

J’en suis sortie un peu fatiguée, agacée par ce paroxysme des sonorités et des sentiments. Trois semaines après la dernière Mouette d’Ostermeier vue à Londres qui comptait une demi-heure de plus, le temps m’a paru plus long, sans cependant que je m’y ennuie. Le placement de mon siège? L’intensité abusive des sentiments? Je ressens, quelques jours après et comme souvent, que ce que j’ai vu là m’a nourri d’une façon divergente, d’une profondeur insoupçonnée, de visions renouvelées sur cette pièce essentielle. Entre Cate Blanchett et Marina Hands, mon coeur ne balance pas: ce sont toutes deux de fabuleuses actrices, des Arkadina mémorables et éclatantes.

P.S. Je m’aperçois que je n’ai pas eu de mots pour la troupe du Français. Ils et elles sont épatant.e.s, époustouflant.e.s, scotchant.e.s.

P.P.S. En pleine lecture, de l’essai d’Iris Brey sur « Le Regard Féminin« , portant sur le cinéma, je remarque que le théâtre a aussi un chemin à faire sur le female gaze. Cette mise en scène d’Elsa Granat le démontre avec puissance!

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