Monologue librement inspiré de « Bérénice » (1670) de Jean Racine
Comédie de Genève du 5 au 10 octobre 2024
Avec Isabelle Huppert, la participation de Cheikh Kébé et Giovanni Manzo, ainsi que douze figurants romands.
« Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui
même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de
Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son
empire »Jean Racine
La poésie et la musique du langage de Racine sont loin du vocabulaire contemporain. D’où la difficulté de le mettre en scène en créant un intérêt et une compréhension du public pour cette tragédie classique en alexandrins, dont l’intrigue ne raconte qu’une rupture amoureuse, si déchirante, si politique soit-elle. Romeo Castellucci y apporte son imagerie viscérale et contemporaine, emmenée par la formidable actrice Isabelle Huppert.
Bérénice, en particulier, est vraisemblablement le texte le plus difficile à monter à ce sujet, et donc le plus éloquent. Parce qu’il ne se passe absolument rien : tout est bloqué. Mais, précisément, ce blocage, c’est la tragédie. À mon avis, c’est un monument de la culture humaine, par-delà la culture française et la temporalité.
Romeo Castellucci (entretien)
Cela débute par des mots projetés, ceux qui énumèrent la composition chimique du corps humain de son plus fort à son plus minuscule pourcentage. L’or y est présent à 0, 0000003 % et Bérénice apparait, couronnée, dans une robe claire. Immobile et hiératique, sa main semble déverser de l’or au-dessus d’une barre scintillante. Le tempo est donné par un gong en forme de chat (ou de sphynx). Chaque coup est souligné par un éclair de lumière. Le rideau noir entourant la scène est hissé, ses volutes semblables à de lourds nuages d’orage surmontant les voiles bleutés qui le remplace.

De la pièce de Racine, Castellucci ne conserve que la parole de Bérénice, celles de Titus et d’Antiochus ont disparu, ils n’existeront ici que par l’épisode muet (évidemment sublime) de leurs incarnations par deux éphèbes jumeaux, un noir et un blanc, mimant des actions quotidiennes. Leurs mots, chez Racine, coordonnaient le sens des paroles de Bérénice, le choix du metteur en scène est de les effacer. C’est donc la seule parole de souffrance de Bérénice que nous entendrons, et même cela ne sera pas toujours audible. Car qui est réellement capable d’entendre la douleur, la colère, la haine d’une femme tenue de faire face à la puissance du pouvoir politique?
Isabelle Huppert incarne cette Bérénice-là. Les vers de Racine, dans sa bouche, connaissent une seconde naissance. Son interprétation des alexandrins raciniens est extraordinairement vivante. Ses mots deviennent de véritables matières: ciselés au naturel, remixés par la technique, joués avec une outrance désuète, bégayés de désespoir, chuchotés haineusement, hurlés de rage. Cette Bérénice-là, je l’ai comprise. Bien mieux que si j’avais saisi chacun de ses mots vocodés ou hachés par l’électronique.

Un tissu gaze sépare la scène du public, enfermant l’actrice et le personnage dans un lieu clos, celui de l’esprit? A un moment, elle s’approche de cette gaze, comme si elle voulait se rapprocher de la vie, sortir de son personnage. Ce tissu, qui floute l’action du plateau, contribue à l’ambiance onirique de la pièce. De même, l’incongruité de certaines choses présentes sur scène rappellent l’expérience du rêve et certaines situations absurdes dans lesquelles nous nous trouvons lorsque nous rêvons. Le style incomparable des mises en scènes de Castellucci peut sembler hermétique ou du moins énigmatique. Pas plus que nos rêves les plus fantasques, ceux qui tentent de guider notre esprit assoupi.
Comme l’apparition incongrue d’un radiateur ou d’une machine à laver: utiliser des objets contemporains dans une tragédie classique, ce sont des allégories parfois mystérieuses qui ajoutent à l’argument de la pièce. Dans ce cas, il suffit de penser à leur fonction pour découvrir tout leur sens. Ces ajouts peuvent paraître incompréhensible, ils offrent cependant une issue pour y caser des interprétations personnelles.
L’ambiance sonore y est également pour beaucoup. Les sons et la musique de Scott Gibbons sont la matière inaltérable du théâtre de Castellucci. Brutale, bourdonnante, menaçante, chorale, elle constitue le lit dans lequel la narration s’installe.
Les costumes et les robes mirifiques portées par Isabelle Huppert sont signées Iris Van Herpen. Les deux fabuleuses robes, l’une crème et l’autre ouge. Je ne pense pas qu’elle y soit pour la couverture grise de mendiante…
Un épisode esthétique fascinant est le moment où ces douze hommes sculptent différentes scènes si éphémères que l’on n’a pas le temps de les décrypter. Le couronnement de Titus se prépare, les sénateurs savourent-ils l’avant-goût du pouvoir? Derrière le rideau de fond de scène, ils s’activent depuis le début en de fantomatiques silhouettes mouvantes. Les représentants du peuple, à la botte du pouvoir et de l’or, seront mis à nu par l’empereur. On avait déjà goûté à ces chorégraphies éphémères dans Bros (ICI), des scènes fascinantes marquant l’esprit comme des images subliminales.
Un lys fané, dont les pétales tombent en même temps que Bérénice accepte son sort. Et le taux de l’or contenu dans son corps s’élève…
Au final, seule et sans filtre sur la scène: « Ne me regardez pas! » déclare-t-elle plusieurs fois, pour enfin le hurler. Qui est-elle à ce moment? Bérénice ou Isabelle?
Voilà donc une dramaturgie contemporaine pour une pièce du théâtre classique. Romeo Castellucci travaille sa scénographie en plasticien, il crée une atmosphère et y déroule de mystérieuses allusions: c’est la poésie visuelle de son art.
En mars, à Paris, l’incompréhension et même la colère étaient de mise lors des premières représentations. Evidemment. Aller au théâtre pour voir une star de cinéma et découvrir un metteur en scène de la trempe de Romeo Castellucci, ça peut faire mal aux dents quand on n’y a jamais goûté. Isabelle Huppert a osé. La femme, l’actrice et le personnage de Racine en sortent enrichis. D’ailleurs, la présentation évoque une pièce d’après Bérénice ou monologue librement inspiré de… Pour celleux qui veulent entendre les paroles des hommes de la pièce, il y aura toujours des mises en scènes classiques de la pièce de Racine.
“C’est compliqué, on aime toujours plaire, mais jouer des choses pas forcément gentilles, aborder des choses perturbantes, c’est la moindre des choses, c’est ce qu’on demande à la littérature, à la peinture… Pourquoi pas au théâtre ou au cinéma. On peut avoir du plaisir à sourire, s’émerveiller, ça n’a rien à voir. Mais on peut s’émerveiller de déplaire aussi, je crois”.
Isabelle Huppert
PS. Je découvre que Cate Blanchett va jouer Arkadina dans La Mouette sous la direction de Thomas Ostermeier au Barbican Center. Je l’espère aussi audacieuse.



