« Le Canard Sauvage » Thomas Ostermeier/Maja Zade

Vu le 12 juillet 2025, Opéra du Grand Avignon.

La pièce d’Henrik Ibsen date de 1884. Elle raconte l’histoire de Gregers Werle, un homme qui revient dans sa ville natale après une longue absence. Il découvre que son ami d’enfance, Hjalmar Ekdal, mène une vie misérable et que sa femme, Gina, a eu une liaison avec son père, ce dont Hjalmar ne sait rien. Gregers, résolu à briser le silence, décide alors de révéler la vérité. Pour lui, la révélation des mensonges et des secrets ne peut être qu’une libération. Mais la vérité est-elle toujours bonne à dire?

© Christophe Raynaud de Lage (Hjalmar et Hedvig)

Thomas Ostermeier (autres pièces) choisit une mise en scène de théâtre classique pour son adaptation. Le plateau est tournant et permet le jeu en différents endroits: un jardin extérieur, un salon bourgeois et cossu chez les Werle, et celui des Ekdal, prolétaires en situation de précarité. C’est chez eux que se passe la majorité de la représentation.

© Christophe Raynaud de Lage

Mais que signifie ce titre? Le canard sauvage de la pièce n’a plus de sauvage que le nom. Le pauvre volatile blessé par balle traîne la patte, ne peut plus voler, il est condamné à se traîner dans la boue. Recueilli par le père de Hjalmar, le vieil Ekdal, celui-ci en fait son hobby. Dans la pièce, le canard devient alors une sorte d’allégorie du mensonge. Son statut de « sauvage » (et donc libre) est invalidé, tout comme l’est la famille Ekdal qui fonctionne dans le mensonge et le secret. Ainsi le vieil Ekdal, puis Gina, furent utilisés par Werle. Hedvig, l’enfant innocente, sera victime de l’éclatement de la vérité.

Comme dans l’Ennemi du peuple, comme dans The Seagull, Ostermeier dans sa mise en scène donne voix au public. Il charge le personnage de Gregers de l’interpeler avec ce dilemme moral : Avez-vous déjà menti à votre partenaire?

Thomas Ostermeier : J’ai l’impression de me réinterroger à chaque fois sur le fonctionnement de la vérité. De toute cette identité chatoyante de ce mot « vérité ». Et à quel point on prend parfois la vérité à la légère. Comment on utilise aussi les fameux « white lies » [des mensonges pour éviter de blesser quelqu’un, Ndlr] au quotidien, parfois inutilement. Mais aussi, et c’est en effet une des questions principales de cette pièce, comment la vérité ou le mensonge peuvent empoisonner les relations, alors que l’autre, à qui l’on ment, ne le sait même pas. Mais cela provoque une fissure dans la relation. Ce sont des questions qui me taraudent. Je n’ai donc pas de réponse non plus. C’est exactement ce que nous essayons de mettre en lumière avec cette pièce. Ce dilemme moral ou plutôt ce chaos de ces deux pôles, dont nous avons déjà éclairé l’un avec Un ennemi du peuple d’Ibsen [présentée en 2012 au Festival d’Avignon, Ndlr]. Avec Le Canard Sauvage, nous éclairons l’autre pôle. Et les deux ne sont pas corrects. Et dans cet entre-deux diffus, quelque part, il y a peut-être quelque chose qui peut nous aider à trouver le bon chemin. (source)

Ecrite il y a environ 140 ans, la pièce n’a rien perdu de son actualité, laquelle est mise en scène par quelques accessoires, comme Hjalmar jouant de la guitare électrique ou l’usage d’ordinateurs. A l’image des costumes, les décors sont plutôt neutres, signifiant l’abondance économique ou son épuisement. Hedvig devient une jeune fille qui aimerait devenir journaliste, ce dont Gregers se sert pour la convaincre de la nécessité que révéler la vérité est fondamental. Elle est le personnage émouvant de la pièce, tandis que l’insupportable comportement de Hjalmar le rend antipathique malgré une souffrance que l’on sent latente. Gregers l’idéaliste, le féru de philosophie platonicienne, découvrira l’enfer déclenché par ses bonnes intentions: se libérer de ses chaînes ne suffit pas, il faut apprendre à voir les choses telles qu’elles sont.

Depuis le quatrième balcon, j’ai plané avec grand plaisir à l’intérieur de ce récit. J’aime les questions que pose le théâtre, celui d’Ostermeier autant que celui de Castellucci, si différents l’un de l’autre. Ce canard, qui n’avait de sauvage que le nom, aurait-il su, malgré son handicap, trouver une place confortable dans le poulailler des Ekdal? Une fois éliminé le couac d’un canard, la vérité rend-elle la vie plus douce?

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