Biodiversités artistiques. Cliquez sur les 3 barres de droite pour obtenir des détails sur les publications:
Anselm Kiefer (1945) – Fondation Eschaton
Le nom de la Fondation (créée en 2016), Eschaton, fait référence à la nature cyclique de la vie et au concept selon lequel la création et la renaissance naissent des ruines et sont permises par la disparition et la destruction, un leitmotiv important dans la pratique artistique d’Anselm Kiefer.
Entre 1992 et 1995, l’artiste peintre et plasticien Anselm Kiefer (né en 1945 en Allemagne) s’installe dans la commune de Barjac (Gard). Il travaille sur ce site de La Ribaute (40 ha) jusqu’en 2007, puis, tout en continuant son développement, il investit un nouveau lieu de travail à Croissy-Beaubourg.
Depuis 2022, le site s’ouvre au public de mi-avril à fin octobre avec une fermeture en août. Les visites ne sont disponibles que par inscription préalable sur internet (les mercredis, jeudis et vendredis) et sont accompagnées d’un.e guide. Elles durent un peu moins de trois heures. Les photos sont interdites. celles qui accompagnent cette chronique sont mises à disposition des visiteureuses par la Fondation (un mot de passe est joint au billet d’entrée). Je vais tenter de raconter au mieux ce voyage extraordinaire dans l’univers intense et spirituel, érudit et émotionnel d’Anselm Kiefer.
Passée la grille de l’entrée, nous marchons sur un sentier au milieu d’une végétation libre mais régulée. Les premiers bâtiments font partie de l’ancienne filature du XIXe, une sorte de cour présente cinq des célèbres sculptures de robes anciennes, silhouettes féminines dont les têtes sont remplacées par des blocs de pierre, des branches sèches ou de la ferraille. Un immense tunnel cylindrique rouillé, percé de hublots, relie deux des édifices, habitation ou bureaux. Les portes et les fenêtres sont en arc, cintrées, et un double escalier mène au centre, surélevé par un clocher, de la première bâtisse.
Notre guide nous informe de l’importance capitale du contexte dans l’oeuvre de Kiefer. Le site lui-même est une oeuvre globale remplie de créations devenues monumentales dès son arrivée en ce lieu. L’artiste travaille ici avec une dizaine d’assistant.e.s perpétuellement en activité.
Nous voici maintenant devant une vaste serre vitrée contenant de blancs moulages de tournesols suspendus têtes en bas, corolles blanchies, semblant briser un sol défoncé, fait d’épaisses plaques de béton morcelées. Le tournesol, référence à Van Gogh, est un élément récurrent du travail de Kiefer. Leurs graines sont autant de matières fertiles, lien entre ciel et terre. Pour décrire l’oeuvre, les oxymores sont constants: chute, déclin, élévation, va-et-vient, haut et bas, mort et renaissance…
Longeant une série de hauts locaux blancs cerclés de rouille, nous sommes invités à entrer dans l’un des nombreux tunnels sillonnant l’espace. On nous apprend que tous les pavillons sont reliés par un sous-sol percé de multiples couloirs enfouis, formant un réseau souterrain. Lors de nos déambulations, nous croiserons nombre de cheminées, aérations et sources de lumière. Nous arrivons alors dans une sorte de caverne, jalonnée de larges piliers. La crypte Samson.
Samson est placé entre deux colonnes et implore Dieu de le rendre assez fort. Il écarte alors les colonnes du palais à mains nues afin de le faire s’écrouler.
Continuant le couloir, nous arrivons dans une salle immense, l’Amphithéâtre en béton, formé de quatre étages en forme de ziggurat inversé, un empilement de plateformes, conçues avec des containers de marchandises. Le toit, en partie vitré, rend le lieu lumineux. Un arsenal recèle une réserve de matériaux.
Plus loin, une salle immense présente une quinzaine de tableaux, ce sont « les champs stériles« . Des toiles brûlées au chalumeau ou exposées aux intempéries. Au fond un vieux siège envahi de tournesols et par terre, des livres carbonisés. Les spirales des fougères sont autant de signes cabalistiques. Le séculaire côtoie le moderne avec ces toiles monumentales de constellations reliées, annotées des nombres dont la NASA les a dotées (065046414750055K3) . Des cieux noirs surplombant des eaux tout aussi ténébreuses. Impossible de transcrire cette émotion qui nous prend lorsque nous nous immergeons dans ces oeuvres. Elles paraissent hermétiques, mais sont empreintes d’une charge émotionnelle qui nous imprègne.
Et ailleurs deux toiles colorées de turquoise et de jaune, oeuvres récentes créées à Croissy. Une oxydation des pigments due à un bain d’électrolyse. L’artiste est aussi alchimiste, passionné par la transformation de la matière. Les couches épaisses, superposées qui forment l’écorce de ses tableaux en sont une autre démonstration. Le plomb, dont il a acheté la matière du toit de la cathédrale de Cologne, est un élément marquant. Tout est mémoire : la cendre, le bois, le métal, la tuile, les briques, sans oublier la photographie et le livre…
Par un escalier, on s’enfonce dans un tunnel, carré cette fois. On croise d’autres embranchements adjacents. Le sol est mouillé, boueux. On passe sous des salles d’expositions, nous ne les verrons pas toutes, loin de là. Blockhaus et tranchées. Les choses du haut rejoignent quelquefois celles du bas, des boules de plâtre, des constellations ruissellent depuis le haut. Chute de météorites. Echange perpétuel avec le supérieur.
Merkaba
« La Merkabah est un thème du mysticisme juif lié à la vision du trône céleste et du char divin. » Lumière-énergie, esprit-spiritualité et corps-matière. Enfin, voilà ce que j’ai trouvé comme définition… C’est une serre (1999) où nous arrivons depuis le souterrain. Des blocs de béton empilés, dentelés, surmontés par des livres, créés par Kiefer. Des livres comme prêts à s’envoler, semblant plus légers que ce socle dentu, et pourtant constitués de plomb, lourds comme l’Histoire, comme les religions. Immobilité et silence. Image de l’Allemagne après-guerre, image de ce qui est apparu au jeune Anselm lorsqu’il a voulu savoir. Un couvercle de plomb celé sur le passé.
A l’extérieur, les grands pavillons datant de 2002 à 2005. Nous suivons l’une des rues de ce village mystérieux bordé de hauts édifices blancs. Certains sont fermés, d’autres révèlent des merveilles. Deux vitrines, un diptyque. Le premier cite Vladimir Khlebnikov, un poète russe numérologue qui a élaboré une théorie du temps circulaire autour du nombre 317. Des sous-marins, des dates de batailles, un sol craquelé. La seconde est envahie de sous-marins de toutes tailles, semblables à des bêtes de proies guettant leur entrée pour semer désolation et mort.
Für Ingeborg Bachmann
La poétesse et écrivaine Ingeborg Bachmann est une inspiration, tout comme Paul Celan, auxquel.le.s Kiefer rend hommage. Ci-dessus une salle qui lui est consacrée avec une toile de constellations et une étagère de livres monumentaux. Comme souvent, l’artiste a annoté le mur du fond: Nur mit Wind, mit Zeit und mit Klang.
Ailleurs, nous verrons des toiles lumineuses, d’eau et de joncs. Un palmier fané sur un sol et d’autres, blanchis, en vitrines, évoquant le dimanche des Rameaux.
Mais voici « Les Femmes de la Révolution » (2006), une salle où sont alignés des lits, comme des tombeaux, au centre desquels l’eau de vie stagne. Les noms, pour la plupart oubliés, de femmes comme Mme Récamier, Charlotte Corday, Mme de Staël, mais aussi Cornélia, Mme Danton ou Théroigne de Mérincourt sont inscrits sur les murs. Un portrait de l’artiste, façon Voyageur devant la mer de nuage de Caspar Friedrich, trône au début de la salle. Il rappelle un peu les performances (Occupations, 1969) de saluts nazi qu’a produites Kiefer, ce qu’il a fait pour s’opposer au silence (de son père en particulier?). Comme l’a dit le grand poète juif Paul Celan, que Kiefer vénère:
“Comment, après l’holocauste, être un artiste qui s’inscrit dans la tradition allemande ?”
Comment écrire et créer dans la “langue du bourreau” ?
Cette salle débouche sur une autre, immense, sableuse et jaune, une grotte monstrueuse dont les façades sont comme griffées.
Puis le pavillon Salpêtrière, cinq panneaux en arc évoquant la création du monde selon la kabbale: l’être primordial, Tsimtsoum, les anges, les Séphirot, etc. C’est plus puissant que dans une cathédrale!
Continuant sur le chemin, nous croisons des empilements d’escaliers de béton. Attendent-ils un geste du Maître? sont-ils juste là en exposition?
Un hangar de plus de 20 mètres de hauteur nous attend encore. Uniquement des tableaux monumentaux. Peintures de sièges numérotés, vides et noirs, comme un théâtre déserté, et les échalas des champs stériles. Les oeuvres, consolidées par plusieurs châssis, sont équipées d’un socle à roulettes facilitant leur déplacement. Certaines parties sont découpées et replacées, réassemblées. Au fond, la toile gigantesque montrant l’artiste couché avec ce grand tournesol sortant de son ventre.
Nous montons un grand escalier métallique, bien rouillé et rejoignons un sentier bordé d’arbres. Nous côtoyons les premiers cabanons du lieu, le souk, où sont entreposés des matériaux, et aussi les sommets des puits fermés qui apportent la lumière dans les tunnels.
Une dernière serre expose l’Hommage aux femmes de l’Antiquité (à partir de 1999). Les statues robes dont les visages sont des symboles. Il y a Sappho, Agrippine, Circé et ses cochons, la Pythie, Kathrina, la Chechina, Taia, Erinna, Nossis, Kalypso, Olympia, bien d’autres, et même Rapunzel.
Et c’est la fin de la visite. J’y serais bien restée une semaine. J’aurais bien été fouiner dans ces pavillons fermés. Ou plutôt, je serais bien restée tranquillement immobile face aux tours, les Sept Palais Célestes (en réalité il y en a plus). Ce sont des containers empilés. Ils ont l’air fragiles, peu stables, c’est pourquoi on ne peut se promener entre eux. Mais c’est la loi d’Anselm Kiefer, lui qui est né dans les ruines de son pays, c’est son idée du cycle: de la dégradation naît toutes choses. Qu’elles s’effondrent donc! « L’art survivra à ses ruines« .
Ici quelques pages des notes prises durant la visite:
Eh ben cela m’a l’air mieux encore que ce que je pensais. Faudra que j’y aille un jour. Merci pour ce voyage.
J’aimeAimé par 1 personne
Il y a aussi des visites d’une journée!
J’aimeAimé par 1 personne