« Mode D’emploi » Des oeuvres à protocoles

Exposition au MAMC-Strasbourg, jusqu’au 1 juin 2025

Dès les années 1960, se développe une nouvelle manière de créer. Inauguré par Marcel Duchamp et László Moholy-Nagy, le procédé consiste à (re)produire une oeuvre à partir d’un énoncé formulé par l’artiste. Elle est donc activée par une autre personne que l’artiste. Cette exposition présente un cinquantaines d’instructions d’artistes pour reproduire leurs travaux in situ.

L’image d’en-tête montre par exemple trois oeuvres « à protocole ». Celle de Claude Closky, « Toutes les façons de fermer une boîte en carton » (1989), épuise les combinaisons possibles d’un même objectif. Un transport émotionnel artistique via l’art du transport effectif! (selon le critique olivier Zahm). Celle de Sol Lewitt est un Wall Drawing de formes géométriques d’un noir profond. L’artiste américain a débuté cette pratique de créations protocolaires dès les années 60. Chaque activation de l’oeuvre est unique et s’adapte à l’espace disponible. Elle est réalisée par les équipes du musée avec minutie et exactitude. La troisième oeuvre est celle de Daniel Buren avec son papier peint de bandes colorées (jamais les mêmes) et blanches mesurant exactement 8,7 cm. Buren participa au groupe BMPT, lequel revendiquait une peinture sans message et sans émotion.

Avec son installation « Untitled » (Revenge), 1991, constituée de bonbons bleus, Felix Gonzalez-Torres permet aussi bien les interactions du public que la liberté des commissaires d’exposition quant au réapprovisionnement de l’oeuvre. « Quantité illimitée, dimensions variées, poids idéal 325 Ib ». La notion de vengeance dans le titre laisse libre cours à l’imagination.

Vera Molnar constitue des variations sur le W à partir de contraintes mathématiques, L’oeuvre OTTWW se réfère au poème de Shelley « Ode To The West Wind« . Elle est calculée par un programme informatique et formée de clous et de fils.

Une vidéo filme la performance de l’artiste Takehisa Kosugi actionnant son oeuvre « Organic Music » (1963), une partition de respirations.

Yoko Ono publie en 1964 son ouvrage « Grapefruit« , un jalon des oeuvres à protocoles: 200 instructions pour créer en cinq chapitres (musique, peinture, évènement, poème, objet). L’artiste initie son projet en 1955 avec l’instruction « Craquez une allumette et regardez-la jusqu’à ce qu’elle s’éteigne« . Elle sera rééditée en 1970 avec un ajout de John Lennon stipulant qu’il voudrait nous présenter Yoko Ono.

George Brecht instaure une « musique qui n’est pas que pour les oreilles« . Il crée « Water Yam » (1963), des fiches imprimées qui sont autant de partitions destinées à être interprétées par des objets du quotidien.

Alison Knowles publie le recueil « A Great Bear Pamphlet » en 1965. Il contient une instruction devenue mythique : « Make a salad », instruction qui se veut réunir l’art et la vie dans un geste simple et convivial. Dès 1962, elle en fait d’ailleurs un évènement spectaculaire en préparant collectivement une gigantesque salade en musique face au public, soulignant la ressemblance entre la pratique de l’art du protocole et les recettes de cuisine.

Terry Riley, l’un des fondateur de la musique minimaliste, crée « Ear Piece » vers 1962. Durant les années 60, le compositeur inaugure les All-Night Concerts, où il improvise sur de vieux instrument rafistolés et invente le motif musical en boucle ou loop. Les pièces de ces mouvements artistiques sont toujours éminemment poétiques.

Une publication de 1975 intitulée « Women’s Work » met en lumière l’art expérimental des femmes artistes. Elle a été édité par l’artiste Alison Knowles et la musicienne Annea Lockwood. L’accent est mis sur la collectivité et la coopération, allant de la danse improvisée à l’écriture de « poèmes spatiaux » en passant par la création de compositions théâtrales et musicales. Womens Work invoque le langage du mouvement féministe de la deuxième vague et sa critique de l’invisibilité du travail effectué par les femmes.

La cantatrice Cathy Berberian (1925-1983), appelée la Callas de l’avant-garde, compose en 1966, une partition à partir d’onomatopée de bandes dessinées « Stripsody« . Au MAMCS, c’est à l’artiste strasbourgeoise Jeanne Bischoff qu’a été confiée la performance (vocale et gestuelle) de reproduire cette oeuvre.

Christian Marclay, qui aborde dans son oeuvre entier la façon dont le son et la musique influencent le monde, crée « Shuffle ». Photographiant partout où il la trouve l’apparition de la notation musicale sur les objets les plus inattendus. Il en fait un jeu de carte à utiliser comme partition spontanée ou avec instruction de l’artiste.

Une oeuvre à protocole peut être activée par le public. Elle sera alors une proposition ouverte, évolutive et partagée. Comme dans les « One minute Sculpture » (Double) d’Erwin Wurm (ici un pull à enfiler à deux) ou l’architecte Yona Friedman proposant un « Prototype improvisé de type Nuage« (2009) en matériaux de récupération. Ce dernier avance en 1958 l’idée d’une architecture collaborative conçue avec et pour ses usagers, concept qui prendra son essor avec le DIY (do it yourself) des années 1960-70.

Le protocole imaginé par Alice Aycock « Clay #2 » (1971) est de couler un mélange d’eau et d’argile dans une structure en bois et de le laisser sécher, laissant la nature de la substance évoluer. Michel Blazy travaille le vivant jusqu’à la moisissure. Ses instructions produisent des oeuvres différentes à chaque exposition. Ici, un « Mur de pellicules (rouge) » (2011-2015) constitué d’agar-agar, eau et colorant alimentaire.

Hans Ulrich Obrist, Christian Boltanski et Bertrand Lavier s’unissent lors du projet Do it. Des protocoles d’artistes qui s’accumulent peu à peu lors d’expositions.

Participer à l’oeuvre avec une action personnelle:

Le projet d’Alicia Framis tend à soulager les mémoires douloureuses des régimes fascistes: des messages personnels écrits à l’encre sympathiques enfoncés dans un mur de l’exposition (« Murmurs » 2000).

Grégoire D’Ablon vous envoie acheter deux cafés, dont un suspendu (à offrir), dans un bar de la ville.

Les protocoles de Kapwani Kiwanga et Marianne Mispelaëre s’attachent à la mémoire. La première recompose d’après photo les bouquets des cérémonies d’indépendance des pays africains (Flowers for Africa), la seconde répertorie à chaque présentation les langues disparues depuis 1988 (Bibliothèque des silences). Début 2024, 382 langues disparues.

L’américaine Louise Lawler s’intéresse à la place des femmes. Sur un mur peint en rose, une histoire raccourcie de petit garçon. Et s’il s’était agi d’une petite fille, l’histoire se serait-elle aussi bien terminée?

Lawrence Weiner forme un énoncé verbal, puis stipule que « L’artiste peut réaliser la pièce; la pièce peut être réalisée (par quelqu’un d’autre); la pièce peut ne pas être réalisée. » Ci-dessous Opus 15, 1968.

Supprimer les frontières entre l’art et la vie, ce fut le but de FLUXUS. Il y a là les racines de ces oeuvres à protocoles. Le nom de ce mouvement artistique, lancé en 1958 par George Maciunas, est peu cité, pourtant c’est avec lui que naissent beaucoup de questionnements sur la notion d’oeuvre d’art. Yoko Ono, Ben Vauthier, Robert Filliou, John Armleder en sont les plus connus, toustes n’ayant pas forcément utilisé le protocole. Mais l’exposition présente tout de même une variété d’artistes qui ont succédé à cette révolution.

Le bâtiment du MAMCS présente ses collections : JOYEUSES FRICTIONS dialogues entre l’art moderne et contemporain, plusieurs espaces consacrés à Kandinski, d’autres à Théo van Doesbourg (Manifeste de l’élémentarisme), Jean Arp (né à Strasbourg) et Sophie Taeuber-Arp qui ont séjourné et travaillé à Strabourg en 1925. Une salle est réservée à Gustave Doré.

A l’étage, une installation d’Alain Séchas, L’Araignée et sa suite de 51 dessins, est l’un des coups de gueule de la salle « Billet d’humeur ». Puis la collection s’expose de façon éclectique.

Un passage au restaurant du musée donne accès à la terrasse et une vue splendide de la ville.

Parenthèse hors de cette exposition: je tombe sur une artiste peintre britannique nommée Gluck (1895-1978) de son nom de naissance Hannah Gluckstein. Le travail de l’artiste est exposé dans des cadres spécifiques que Gluck a inventé et breveté en 1932. Ce cadre s’élève du mur en trois niveaux — peint ou tapissé — pour correspondre au mur sur lequel il est accroché, conçu afin que les peintures de l’artiste semblent faire partie de l’architecture de la pièce.

Claude Rutault (1941-2022), en 1976, pour exposer son oeuvre à protocole ci-dessous, fournit un certificat signé stipulant : « Une toile tendue sur châssis de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée ». Ce document n’est pas l’oeuvre, mais il faut le posséder pour prouver sa propriété.

Claude Rutault, « un coup de peinture, un coup de jeunesse », 1976

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