Polémiques…§ Luke Willis Thompson (1988) / Kara Walker (1969)

Suite à l’émission « Polémiques et scandales – Et l’art dans tout ça? » sur ARTE:

Spécialiste de la diaspora noire en Europe, la chercheuse Mame-Fatou Niang plaide pour un rééquilibrage au profit de minorités peu ou pas représentées. Pour la philosophe Carole Talon-Hugon, au contraire, la tyrannie des susceptibilités conduit à un inévitable appauvrissement de l’art. Responsable des expositions à la Tate Modern de Londres, Achim Borchardt-Hume estime, lui, que les musées ont vocation à accueillir les débats de société, aussi virulents soient-ils. Entre exemples de censure « par le bas » et revendications légitimes de voix trop longtemps ignorées, ce documentaire pose les termes du débat.

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Le métro londonien, en novembre 2017. Censurées, mais réflexives. Désolé ! Vieux d’un siècle mais encore trop osé aujourd’hui !CHRISTIAN LENDL/AFP

Le caractère supposé raciste ou sexiste, le comportement de l’auteur, l’offense à l’une ou l’autre des religions, l’appropriation culturelle, etc. sont autant de raisons pour soulever la contestation. Non seulement ceux qui se sentent heurtés personnellement, mais la meute des réseaux sociaux qui se pose en juge, quand ce n’est pas dans la rue que s’exprime de la violence envers une réalisation artistique. Qu’en est-il de la liberté de création?

Jadis, la censure s’exerçait « d’en-haut », le peuple, aujourd’hui, la réclame de lui-même. Dans le temps, il arrivait aux puissants et riches commanditaires de l’art de restreindre la liberté des artistes lors de leurs commandes. Actuellement, les groupes qui revendiquent décrochages d’oeuvres ou annulations de spectacles s’octroient le droit de penser à la place des autres. Cela rend la manoeuvre douteuse et blâmable.

Forcément, c’est une réflexion délicate. Pourtant, la « culture de l’annulation » est une réponse qui parait extrême et radicale. Faut-il être moralement irréprochable pour produire une oeuvre? Qu’en est-il des artistes transgressifs qui ont traversé l’histoire de l’art et qui participent de notre culture? A-t-on le droit de s’emparer pour dénoncer? Deux exemples cités dans le reportage:

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Luke Willis Thompson(PHOTO: SUPPLIED)

Luke Willis Thompson, dont il est fait mention, est un artiste néo-zélandais, lauréat du Turner Prize 2018. Son travail artistique, simple et intense, nous plonge dans l’intimité de notre introspection face aux différentes formes de ségrégations. Son oeuvre primée est un triptyque vidéo ayant pour thème trois victimes de violences policières aux USA. Les trois  films 16mm doivent être vus en immersion dans une salle obscure.« Autoportrait » est un plan fixe silencieux, similaire aux 472 Screen Tests de Warhol (1964-66), dont seulement 5 présentaient des personnes de couleur.  Diamond Reynolds, sujet de l’un des trois portraits (Image sister), a collaboré au projet de l’artiste.

En 2016, dans l’état du Minnesota, Diamond Reynolds a filmé (en direct sur Facebook) avec son téléphone son attente à bord de la voiture où son ami venait d’être abattu par un policier (acquitté). Son enfant de 4 ans était aussi présente dans l’habitacle lors de ce qui aurait dû être un banal contrôle routier. Sans cette preuve, était-elle  convaincue que sa déposition serait écartée? ou pire, qu’elle devait laisser un témoignage si elle était tuée elle aussi? Durant l’enregistrement, elle invoque autant Dieu que Facebook…

Luke Willis Thompson, « Autoportrait », 2017

Thompson est d’ascendance fidjienne et européenne et s’identifie comme une personne métisse de couleur. Il interprète cette oeuvre comme étant un acte de solidarité. Son travail aborde les questions de racisme, de colonialisme et de violence institutionnelle. Le collectif londonien BBZ (groupe activiste queer, trans, et non binaire people of colour) a protesté contre l’artiste en arborant dans l’espace d’exposition de la Tate un t-shirt avec l’inscription « La douleur des noirs n’est pas source de profit ». Il a répondu aux protestations par une oeuvre en forme de lettre adressée à un éditeur de revues d’art placardée dans le musée:

Luke Willis Thompson, “Black Leadership”, 2019 149 x 122 cm

 (…) profiter de l’art en exploitant la douleur et la souffrance noires.Mais s’agit-il de profit ou d’un refus de rester muet? La présentation silencieuse mais torride de ce trio de témoins de la négation noire rendue comme œuvre d’art est-elle un acte d’exploitation ou est-ce, comme je veux le dire, un acte de refus?(…) Luke Willis Thompson

Luke Willis Thompson, « Human », 2018

Précédents travaux: Untitled (2012), trois portes de garage dont le propriétaire a tué la personne (de couleur, évidemment) de 15 ans qui les taggait et inthisholeonthisislandwhereiam, trajet en taxi jusqu’au lieu d’enfance de l’artiste (2014), Human (2018), vidéo silencieuse de 9mn30s, s’attache de très près à ausculter la minuscule sculpture en peau de l’artiste noir Donald Rodney, « My Mother, My Father, My Sister, My Brother » (1997). Donald était atteint d’une maladie héréditaire, Luke l’est aussi.

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Kara Walker © Ari Marcopoulos

Une autre artiste mentionnée dans ce reportage est Kara Walker, plasticienne afro-américaine utilisant de nombreux médias et jouant avec les stéréotypes. Ses thèmes sont l’esclavage et ce qu’il en est advenu dans la société américaine: discrimination, ségrégation, hypersexualisation, violence, etc. Tout en produisant des sculptures monumentales, elle explore la technique romantique, modeste et populaire du découpage, rejetant l’acte selon elle patriarcal de peindre, pour utiliser ce média non considéré comme véritablement artistique jusqu’alors. (Essai de Vanina Géré « Violence dans l’oeuvre de Kara Walker »)

Le travail de Kara Walker nous parait familier puisque le découpage de silhouettes fut pratiqué dès le XVIIIe siècle. Il oblige à poser le regard sur le passé commun de la population américaine, figurant des caricatures raciales à l’aide d’une techniques « naïvement » populaire et les disposant en panoramas. L’ambigüité passe aussi par un côté plaisant et amusant de prime abord. Ceci lui a valu de nombreuses critiques, dont la perpétuation de l’idéologie raciste dans les institutions culturelles n’est pas la moindre. En effet, impossible d’échapper à notre propre conscience puisqu’on identifie les silhouettes à leur code visuel raciste stéréotypé. En 1997, Kara Walker fut accusée de perpétuer les représentations négatives des Afro-Américains et de salir la mémoire des esclaves en tout opportunisme ou inconscience.

« A Subtlety » (entremet) : hommage aux artisans sous-payés et surmenés qui ont cultivé notre goût pour le sucré, des champs de canne aux cuisines du Nouveau Monde. Dénonciation de la double exploitation, laborieuse et sexuelle, des femmes de couleur.

L’art de Kara Walker est naturellement un art visuel, mais ce tout particulièrement en vertu du fait qu’au-delà des évidences, c’est un art qui réfléchit sur ce que signifie le regard et sur ce qu’implique la spectacularité : il cherche à donner à voir l’invisible, l’oublié, le refoulé (l’intérieur de « l’âme », la psyché, les fantasmes : stéréotypes, archétypes, fantômes…). Tiré de l’article de Rémi Astruc « Kara Walker, Mémoire de l’esclavage en noir et blanc »
Kara Walker
« Fons Americanus », l’oeuvre monumentale de Kara Walker, inspirée par le mémorial Victoria, dans le Turbine Hall de la Tate Modern, Londres en 2019.

 

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