Au théâtre de Vidy-Lausanne du 25 au 29 février 2020

Vienne, ville mise en avant par la nouvelle exposition «Vienne 1900» au MCBA-Lausanne. Dans « Maîtres Anciens », l’écrivain et dramaturge autrichien Thomas Bernhard (1931-1989) invite le public au musée d’art ancien de la ville. C’est là que son personnage, Reger, critique musical, a donné rendez-vous à Atzbacher, là qu’il vient tous les deux jours depuis trente ans, face au tableau de « L’Homme à la Barbe Blanche » de Tintoret (en réalité, il en existe plusieurs). Mais le voit-il seulement? L’imprécateur en lui émerge immédiatement. Depuis la perte de sa femme, il a trouvé la victime idéale de sa « logorrhée musicologique »: Atzbacher. Au théâtre, c’est le public qui est sommé d’écouter.

« Vous, écoutez attentivement et ne discutez pas, a-t-il dit (Reger), vous me laissez discourir en paix, j’en ai besoin, peu importe la valeur de ce que je dis, cela aplanit simplement mon chemin à travers cette existence musicale, terrible, croyez-moi, mais qui me rend pourtant, très rarement, heureux. »
Nicolas Bouchaud est un interprète hors-norme. Le texte est suspendu à son souffle, rythmé par sa respiration, un véritable exercice de yoga. Et par-dessus, le juste ton pour transmettre l’atmosphère choisie, l’expression correspondante sur son visage. Fascinant spectacle que de le voir imprimer sa propre orientation au texte de Bernhard, de l’entendre insuffler une nuance vocale, de sentir son approche implacable, le regard rivé à un public devenu proie. Son physique parait aussi féroce que ses paroles: la beauté du fauve, mâchant ses mots avec délectation, se repaissant de répétitions, se gavant des phrases ciselées du maître moderne tout en crachant ses invectives à la face de la culture viennoise et de ses anciens.
« C’est en vérité l’Etat qui engendre les enfants, il ne naît que des enfants de l’Etat, voilà la vérité. Il n’y a pas d’enfant libre, il n’y a que l’enfant de l’Etat, dont l’Etat peut faire ce qu’il veut, l’Etat met les enfants au monde, on fait seulement croire aux mères qu’elles mettent les enfants au monde, c’est du ventre de l’Etat que sortent les enfants, voilà la vérité. »

Car ce texte de Thomas Bernhard, adapté par Nicolas Bouchaud, Eric Didry et Véronique Timsit, est un pamphlet virulent, entre autre, envers les artistes, peintres, musiciens, écrivains et autres philosophes. Heidegger y est traité de « […] ruminant philosophique foncièrement allemand, une vache philosophique continuellement pleine, a dit Reger, qui paissait sur la philosophie allemande et qui, pendant des décennies, a lâché ses bouses coquettes dans la Forêt-Noire ». Il s’acharne sur les toiles des grands maîtres qui comportent toutes un défaut rédhibitoire, une imperfection intolérable. Il éructe sa détestation de l’écrivain Stifter, qui, selon lui, a kitschifié la nature.
« Seul l’imbécile admire, l’intelligent n’admire pas, il respecte, estime, comprend, voilà. »
Là se trouve la comédie. La critique est si corrosive qu’elle en devient hilarante. Fiction, autobiographie, autofiction? Ne dissimule-t-elle pas un profond intérêt? L’auteur, lui-même incarné par un narrateur, puis un comédien, dénonçant l’oeuvre artistique, fustigeant le caractère bassement lucratif d’une création qui ne serait que commande insincère. Sa voix est cependant plus qu’audible, elle est mélodieuse. La mise en scène en fait quasiment une oeuvre d’art total qui mêle musique et esthétique, écriture et installation. Les phrases circulaires évoquent même des morceaux de Philip Glass ou Steve Reich. Deux brutales explosions déconstruiront cela aussi.
Nul tableau accroché aux brunes cimaises qui constituent le décor. Illuminées par moment de safran ou de jade ou simulant des traces d’accrochages anciens, un grand rectangle de papier kraft y est scotché à la sauvette. Lequel s’effondrera avec élégance et flegme au cours du spectacle. L’homme, alors s’emballera dans cette cape de papier, matière d’art par excellence, puis rejoindra sa banquette et deviendra montagne, immuable sommet, apogée de l’artiste.

La critique négative poussée à son paroxysme, dans un style remarquable et confinant à l’humour le plus caustique… par un auteur empli de la passion la plus flamboyante, la plus conflictuelle. La haine, en fait, n’est qu’un antagonisme à l’amour, c’est la découverte de Reger. Sa passion de l’art le conduit au constat infaillible de l’imparable prééminence que détient l’amour d’un être, idée concrétisée lors de la disparition de cet être, en l’occurence sa femme décédée.
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Si vous lisez de temps à autre les articles de ce blog, vous vous êtes aperçus de leur positivité. Ecrivant pour mon plaisir et ma mémoire, je me refuse à écrire au sujet d’oeuvres qui ne m’ont pas au moins parues intéressantes. Ces dernières résultent pourtant d’un travail artistique, ce qui est pour moi hautement respectable. Il est vrai qu’en partageant mon enthousiasme, je diffuse mon propre jugement dans ce que je nomme plutôt des chroniques. Mais c’est tout un art que de juger, d’analyser, de critiquer une oeuvre. (Ecouter l’émission LA DISPUTE sur France Culture).
Une critique est une analyse détaillée qui n’a rien à voir avec le goût personnel. C’est un travail d’examen méthodique qui relève de critères précis selon son objet. Les éléments de base de la critique d’œuvre d’art sont la description, l’analyse, l’interprétation et le jugement. La vérité n’existe pas dans ce domaine.
Thomas Bernhard, dans « Maîtres Anciens », partage un ressenti, peut-être une colère, peut-être seulement du cynisme, mais avant tout il partage ses pensées. Sa quête est celle de l’authenticité, il rejette donc furieusement ce qu’il considère comme étant de l’hypocrisie. Pour lui, la littérature qui décrit la nature n’est pas intéressante. Ce qui l’est, c’est ce qui se passe à l’intérieur de l’être, ce que l’on ne peut voir.
Dans son jeu, l’acteur Nicolas Bouchaud offre quelques-uns de ces instants silencieux d’intériorité.


« Avec Mahler, la musique autrichienne a vraiment atteint son point le plus bas, a dit Reger. Le plus pur kitsch provoquant l’hystérie de la masse, tout comme Klimt, a-t-il dit. Schiele est le peintre le plus important. Aujourd’hui même un tableau médiocre de Klimt kitsch coûte plusieurs millions de livres, a dit Reger, c’est dégoûtant.»
Thomas Bernhard, Maîtres Anciens.
En lisant ta critique (pardon, ta chronique) et cliquant comme d’hab’ (jamais rien de ‘gratuit’ – Merci !) sur les liens je pense à une description, non pas d’un tableau, mais d’un oeuvre monumental, description d’un inouïe et quasiment inoubliable. Il s’agit des premières pages du roman-somme/monstre « L’ esthétique de la résistance » de Peter Weiss et la description est celle des frises de l’autel de Pergame (à Berlin). Je dis ça pour piquer ta curiosité !
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Piquée!
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« Une Iliade du mouvement ouvrier et de la lutte contre le fascisme au XXe siècle. » ça parait excellent. En 3 tomes? Aïe. Et as-tu déjà lu quelque chose de ton homonyme de prénom?
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Je l’ai en allemand en un seul tome…. bien entendu…lu…. et vu….et revu !
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Bien sûr. Je voulais dire Thomas Bernhard, l’as-tu lu?
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