« Une chambre en Inde » d’Ariane Mnouchkine § utilité du théâtre?

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Photo:© Michèle Laurent

« Une chambre en Inde » d’Ariane Mnouchkine, du 24.10 au 18.11 2018.

Il faut savoir que la pièce, création collective de la troupe, est fondée sur un voyage en Inde auquel a participé toute la compagnie (comédiens, musiciens, techniciens…). Ce projet date de 2015 et les attentats du 13 novembre au Bataclan, s’ils ne l’ont pas fait échouer, ont certainement influencé l’aboutissement du spectacle.

Le Théâtre du Soleil est une aventure au long cours puisque la compagnie est fondée en 1964 par une Ariane Mnouchkine de 25 ans. C’est un collectif qui rassemble tous les exécutants, du personnel administratif à la technique en passant par les artistes, tous également rémunérés. Les membres, une centaine de personnes d’origines géographiques très diverses, participent à un véritable laboratoire, un espace de travail habité par le désir de transmettre des valeurs sociales et politiques.

Omar Porras, directeur du Théâtre Kléber-Meleau de Renens, a remué ciel et terre pour obtenir les aides nécessaires à la production suisse de cette compagnie mythique habituellement basée à la Cartoucherie de Vincennes.

C’est donc au palais de Beaulieu de la ville de Lausanne que s’est installée la compagnie. Les vastes locaux permettent un accueil gourmand constitué d’un buffet indien, chaleureusement éclairé par des guirlandes colorées et aménagé d’espaces conviviaux. Plus loin, l’entraînement vocal de la troupe est exécuté en public, ainsi que le maquillage et l’habillage des comédiens, dans un espace ouvert qui leur est réservé. En toute décontraction.

La scène est aménagée en une vaste et exotique chambre d’hôte où trône un grand lit sur la droite. Déjà, l’éclairage nous installe dans l’ambiance moite et sensuelle de l’Inde. Les fenêtres à persiennes laissent filtrer une douce lumière, tandis que les sons ambiants, composés de pépiements d’oiseaux et d’un sourd brouhaha citadin, complètent le tableau. Une cabane vitrée adjacente contient des instruments de musique indiens. L’univers musical créé par Jean-Jacques Lemêtre enlumine le spectacle.

Le fil rouge de l’histoire sommeille sous un drap blanc, c’est Cornélia. Elle est l’assistante de M. Lear, le metteur en scène d’une troupe de théâtre. Réveillée par la sonnerie du téléphone (l’aspect concret du monde la rappellera à de nombreuses reprises), elle apprend par Astrid, l’administratrice, qu’elle va devoir le remplacer au pied levé, la difficulté étant de trouver un thème à traiter.

Ce sont donc les rêves et cauchemars de Cornélia (ses « visitations »), prétextes au différentes options de spectacles envisagés, qui seront joués dans cette chambre: raconter « le chaos du monde devenu incompréhensible », et ceci en conservant un regard chargé d’humour pour en supporter l’irrémédiable violence.

La pièce est construite à partir d’improvisations des comédiens. Les propositions dramaturgiques ont ensuite été développées et mises en harmonie par Hélène Cixous, collaboratrice de longue date. Elle est entrecoupée, pièce dans la pièce, de fragments du Mahabharata interprétés par des musiciens, chanteurs et danseurs indiens, ainsi que du choeur formé par toute la troupe. La magie de l’art ancestral du Terukkuttu, forme théâtrale populaire indienne, enchante et captive par son expressivité et sa poésie.

Les affres de Cornélia passent par les thèmes de la guerre, de la pollution de l’eau, de la pauvreté, des droits de la femme, des théocraties, du djihadisme, de la montée des violences, etc. Les figures de Cassandre, Shakespeare, Tchekhov, Gandhi, Chaplin apparaissent en soutien à ses doutes, démontrant l’importance du théâtre sur un monde opaque et bouleversé.

L’humour transcende d’épouvantables situations, comme celle de ce djihadiste de Daech qui confond les termes des lois islamistes (« les rapports avant le mariage seront proscrits/prescrits ») ou les notables d’Arabie Saoudite, désirant tout de même progresser sur les droits de la Femme, demandant conseil aux dirigeant.e.s islandais.es (un paradoxe culturel incommensurable!). Mais lorsque nous assistons, sur écran, à un extrait de Richard III dit par des hommes en plein combat armé à Alep, nous ne pouvons que nous écrier avec l’acteur accablé: « C’est honteux, comment puis-je laisser faire cela! »

L’admirable trouvaille finale est le cri d’espoir que nous avons envie et besoin de pousser encore aujourd’hui, même s’il fut écrit en 1940.

La pièce peut sembler éparpillée au vu de la multiplicité des sujets abordés. Au final, toutes les séquences se rejoignent dans cette tentative de reconstruction de l’image désespérément incompréhensible d’un monde qui nous échappe. Le théâtre du Soleil se veut accessible, « élitaire pour tous », transgénérationnel, transocial et international. Ce spectacle, qui divertit autant qu’il informe et questionne, en est un fameux parangon. Il raconte la passion pour le théâtre, intemporelle, et celle d’Ariane Mnouchkine en particulier.

« L’art est un acte de foi envers l’humanité…Le théâtre doit éclairer le monde. » Ariane Mnouchkine.

Comme Ariane, Charlie et Cornélia, unissons-nous tous, moquons les méchants!

© Theothea.com

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D’où vient l’art du théâtre? Quelle est son utilité de nos jours? Quelle différence avec le cinéma? A-t-on besoin d’imiter la vie pour la comprendre?

Dans sa forme la plus profonde, le théâtre est un hymne joyeux au corps et l’Univers qui l’a fait naître. Le jeu théâtral est d’abord un jeu tout court. Pour comprendre ce qui peut pousser un groupe d’excentriques à enfiler des costumes étranges et à réciter des paroles décalées devant un public ravi, il suffit de nous replonger dans notre enfance : moi je serais la princesse et toi le prince, je serais le cowboy et toi l’indien. http://www.theatrons.com/origine.php

Les origines et l’histoire du théâtre rendent compte de l’histoire de l’Humanité. Raconter aide à comprendre. Voir jouer aide à s’ouvrir au monde.

André Degaine (1926-2010), l’auteur du livre ci-dessus, était un historien du théâtre français, dessinateur, décorateur, auteur dramatique. Il était surnommé « Le spectateur absolu » (wikipédia).

5 réflexions sur “« Une chambre en Inde » d’Ariane Mnouchkine § utilité du théâtre?

  1. Je l’ai vu à la Cartoucherie de Vincennes et j’ai beaucoup aimé. J’y suis allée avec mon groupe du Conservatoire et les avis étaient mitigés. Tu as bien retracé la philosophie du Théâtre du Soleil. Ariane Mnouchkine dit qu’au théâtre nous ne sommes jamais seuls, et c’est bien vrai. C’est une magnifique aventure collective, ma respiration chaque année.

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  2. bonjour
    je vis en banlieue à l’Est de Paris : je vais à la Cartoucherie à vélo, quel luxe !
    on se gare au milieu du Bois, à deux pas de grandes écuries, et l’on rejoint d’immenses hangars à théâtre (de l’Epée, du Soleil…).
    plaisir de récupérer les billets à la cabane, puis de patienter dans une queue toujours un peu complice, de saluer en entrant Ariane, la maîtresse des lieux , puis de partager un bol de soupe ou une salade exotique avec des amis ou inconnus, sur de grandes tables de bois…
    et place au spectacle : mal assis pour des heures sur nos coussins, fascinés par toute la machinerie visible à nos yeux, entrainés dans la sarabande d’un monde où l’imaginaire entreprend de plier la réalité en menus morceaux, pour mieux la croquer ?
    cette pièce m’a touchée, oui, malgré ses longues digressions, et particulièrement, ces hommes singes qui passent par les fenêtres, de la ville-décor lointain à la chambre-scène, si souples, silencieuses interrogations face aux turpitudes et résistances humaines…
    Ariane s’y livre à une sorte de relecture de sa vie, bouleversée qu’elle est par un monde qui nous tourneboule aussi : testament d’une femme engagée ayant fièrement relevé la bannière d’un théâtre populaire et collectif, livrant d’ultimes pourquoi à la veille de nos consciences
    alors, alors, chapeau l’artiste !
    MPM

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    1. Pardon, le message est parti inopinément ! « Croquer ces menus morceaux de réalité imaginée », belle métaphore, car le théâtre nourrit l’âme, effectivement. J’espère un jour pouvoir assister à une pièce dans ce lieu mythique. En Suisse, nous sommes bien servis tout de même.
      Oui, chapeau bas à cette grande dame!

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