
C’est bien ce couple-là qui est mis en scène dans le dernier opus de Romeo Castellucci. Partant de l’essai politique de Tocqueville, il en explore une autre face, celle du drame humain, au travers de la religion pratiquée en ce XIXe siècle, religion relevant du Puritanisme des premiers colons de Nouvelle-Angleterre.
Travaillant sur « l’écran mental » du spectateur, le metteur en scène procède par tableaux, rendant son propos délibérément lacunaire pour susciter l’imaginaire et la réflexion.

Uniquement interprétée par des femmes, la pièce débute par une chorégraphie presque militaire, sur une ambiance sonore de percussions. Chacune des 18 danseuses porte un drapeau brodé d’une lettre, elles se placent de façon à composer le titre « Democracy in America », puis se mélangent et forment d’autres anagrammes plutôt ironiques. Un premier acte visuellement puissant et même drôle. Les noms de pays du Moyen-Orient viennent ensuite, nous évoquant des conflits et des guerres. La fin de ce ballet dévoile une femme nue aux longs cheveux noirs s’enduisant de ce qui semble être du sang. Le premier crime de cette jeune et nouvelle démocratie, celui du massacre des indiens.
Un dialogue entre deux paysans puritains s’installe. Au grand dam de l’homme, la femme fourbue et affamée blasphème. Il y aura un second échange plus tard entre deux indiens Chippewas qui, dans leur langue, se demandent s’ils doivent apprendre celle de leurs envahisseurs.

Les autres séquences se déroulent derrière le tulle, leur donnant une immatérialité, un flou onirique. Celles-ci sont mystiques et hermétiques. On y devine un buisson ardent, une cérémonie, des os mouvants qui semble chercher une forme d’écriture, un enfant échangé contre de la nourriture. Le spectacle est en devenir. Certaines scènes ont déjà été retirées, d’autres seront certainement modifiées ou ajoutées. Cela n’enlève rien au mystère et à la beauté, à l’aspect brut et à la complexité, à la pertinence d’un questionnement que la mise en scène de Romeo Castellucci permet personnel et intime. C’est ce que j’adore et admire dans ce théâtre majestueux et pourtant modeste.

Le Comte Alexis de Tocqueville (1805-1859) passe presqu’un an en Amérique en 1831 et 1832. La publication du premier volume du célèbre ouvrage « De la démocratie en Amérique » a lieu en 1835, le second en 1840. Il est un précurseur de la sociologie, défendant l’égalité et la liberté individuelle. Théoricien du colonialisme, il défend l’abolition de l’esclavage. Un extrait du livre :
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.suite de l’extrait
Tocqueville, une vision du monde fondatrice et bouleversante. Il a fait partie des penseurs qui m’ont aidée à construire la mienne. Comme une envie d’aller le relire ou plutôt de le donner à lire à certains de mes contemporains. Bisous 🙂
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Oui, il y a matière à réflexion pour la plupart d’entre nous. Le brouillard démocratique part en capilotade, il passe du rose au gris. L’orage menace, Tocqueville l’avait pressenti.
Sortons les parapluies…bises du soir…espoir?
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