Milo Rau (1977), metteur en scène et réalisateur suisse, pratiquant un théâtre documentaire, propose avec cette pièce un portrait de l’Europe en empruntant le chemin de l’intimité de ses quatre comédiens. La grande histoire n’est-elle pas en lien avec celle de chacun de nous, semble-t-il nous dire?
A tour de rôle, les comédiens racontent leurs expériences familiales. Ils sont filmé en direct, plan serré sur leur visage qui s’affiche sur un grand écran au-dessus du petit salon où ils sont installés. Entre l’image télévisuelle et la réalité de leur présence sur scène, ce procédé entraîne le spectateur à réaliser un lien concret: ce qu’ils racontent fait aussi partie de nos racines, ce que nous voyons sur l’écran existe vraiment.
Les différentes narrations de fractures sociales et familiales prennent une dimension tangible et entrent en résonance. Elles éclairent le passé pour tenter de comprendre le présent: le déclin des valeurs et les mutations culturelles. Les anecdotes personnelles se mêlent ainsi à la marche de l’Histoire.
Des similitudes confondantes, paraît-il…( je ne l’ai pas lu)
Le père d’un jeune belge parti pour le Jihad part le chercher en Syrie. Il échoue. Ce prétexte de dialogue s’installe entre les comédiens qui racontent, à travers leurs vécus, la figure de leur propre père. Les problématiques familiales s’entrecroisent avec les engagements politiques. La montée des extrémismes découlerait-elle des grands courants de notre époque? Où commence cette chute désastreuse?
Les changements sociaux survenus durant les trente ou quarante dernières années valent un détour par « La Cerisaie » de Tchékhov:
Toute la Russie est notre cerisaie. La terre est vaste et belle, il y a beaucoup d’endroits splendides. Imaginez, Ania : votre grand-père, votre arrière-grand-père, tous vos ancêtres possédaient des esclaves, ils possédaient des âmes vivantes, et ne sentez-vous pas dans chaque fruit de votre cerisaie, dans chaque feuille, dans chaque tronc, des créatures humaines qui vous regardent, n’entendez-vous donc pas leurs voix ?… Posséder des âmes vivantes – mais cela vous a dégénérés, vous tous, vivants ou morts, si bien que votre mère, vous, votre oncle, vous ne voyez même plus que vous vivez de dettes, sur le compte des autres, le compte de ces gens que vous laissez à peine entrer dans votre vestibule… Nous sommes en retard d’au moins deux siècles, nous n’avons rien de rien, pas de rapport défini avec notre passé, nous ne faisons que philosopher, nous plaindre de l’ennui ou boire de la vodka. C’est tellement clair, pour commencer à vivre dans le présent, il faut d’abord racheter notre passé, en finir avec lui, et l’on ne peut le racheter qu’au prix de la souffrance, au prix d’un labeur inouï et sans relâche. Comprenez cela, Ania. »
Et aussi l’expérience qu’a vécue le comédien Johan Leysen lors du tournage d’un film avec Jean-Luc Godard (« Je vous salue Marie »). Le grand réalisateur, autorité (pater?) du cinéma, qui joue avec ses acteurs et semble rechigner à concevoir qu’ils ne devinent pas ses désirs.
Revenir enfin sur ce jeune djihadiste (ce lien n’est qu’un exemple), finalement rapatrié en Europe, et l’entendre négligemment, entre deux tweets, dire que mourir en martyr apaise la peur… Faut-il se sentir béant, effrayé, vide… Faut-il être avide de foi en quelque chose…
Ce spectacle intelligent, audacieux, mérite une large audience. Deux heures de théâtre, de réflexion, d’interrogations qui remuent nos souvenirs personnels, notre affect aussi bien que celui des comédiens, celui de la grande histoire de l’humanité édifiée par celles, miniatures, de nos existences humaines.
« Empire« est le troisième volet de « La trilogie de l’Europe »comprenant « The Civil Wars » (les guerres internes) et « The Dark Ages »(les guerres intra-européennes). Au théâtre de Vidy en octobre 2016.
Les grandes dates de la construction de l’Europe cliquer ici
Et pour les courageux, une histoire de l’Europe en quatre épisodes (très didactique…):
Ce genre de théâtre peut interloquer.
Personnellement, je ne vais pas au spectacle seulement pour me distraire. J’aime que la pièce m’interroge. Merci du commentaire!
Je vous suis tout à fait. Disons que le spectacle est encore plus essentiel lorsqu’il ne vous laisse pas tout à fait en sortir comme vous y êtes entré.
J’en avais vaguement entendu parler, mais vos précisions, votre analyse, et la référence à Tchekhov, sont très persuasifs !
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Ce genre de théâtre peut interloquer.
Personnellement, je ne vais pas au spectacle seulement pour me distraire. J’aime que la pièce m’interroge. Merci du commentaire!
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Je vous suis tout à fait. Disons que le spectacle est encore plus essentiel lorsqu’il ne vous laisse pas tout à fait en sortir comme vous y êtes entré.
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Tout à fait bien formulé!
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J’en savais très peu sur ce spectacle mais ton article et les thèmes me donnent très envie de le découvrir ! 🙂
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