Anselm Kiefer (1945) § « Lola Bensky » de Lily Brett

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Anselm Kiefer, 2014 (photo:Charles Duprat)

Comment faire de l’art allemand après l’Holocauste? Comment être un artiste après l’exploitation de l’art (et sa compromission) par le IIIe Reich? Voilà la quête essentielle que mène Anselm Kiefer depuis la fin des années soixante. Un travail de mémoire, de deuil et d’Histoire, qui refuse l’amnésie du passé nazi.

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Anselm Kiefer, « Am Anfang », 2008

Anselm Kiefer est né à la fin de la guerre, dans la petite ville de Donaueschingen, dans la Forêt-Noire, près des frontières Suisse et Française. Dans le sous-sol d’un hôpital bombardé, dit-on…Son père, professeur d’art, fut enrôlé dans l’armée allemande, un fait dont on ne parle pas dans la famille.  Le héros de son enfance se nomme Van Gogh et il travaille même quelques semaines à Fourques en sa mémoire durant son adolescence. Il aime toujours aller voir ses oeuvres exposées. « Van Gogh est en moi » dit-il.

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Anselm Kiefer, « La berceuse (for Van Gogh) », 2010, (400 x 150 x 150 cm), 3 vitrines avec chaise et tournesols. London, White Cube.

Durant les années soixante, il produit des livres, les « paysages non fertiles ». Cette production, comme toute son oeuvre,  devient un travail sur la mémoire qu’il va poursuivre tout au long de sa vie. En effet, sa passion des livres est telle qu’il vit depuis toujours au milieu de ceux qu’il lit et de ceux qu’il crée. Certains sont monumentaux et constellés de plomb. Ils constituent 60% de son oeuvre.

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Anselm Kiefer, » Unfruchtbare Landschaften », 1969, 60 x 45 x 7 cm, 12 pages, black and white photographs, surgical instrument, ink and paper on bound cardboard. Courtesy the artist and Yvon Lambert Gallery.

 

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L’alchimie du livre

La série des « Occupations », série controversée, où le jeune Kiefer, âgé alors de 24 ans, se photographie en train de faire le salut hitlérien, en manteau militaire et botté, dans différents lieux en Europe. Une manière de théâtraliser et de raviver le devoir de mémoire. « Dans les familles, on ne parlait de rien, ni des crimes ni des Juifs. (…) À l’école, le nazisme était évacué en deux semaines de cours et ne concernait pas la Wehrmacht (littéralement «force de défense»), dégagée d’office de tous soupçons. » Il découvre la propagande hitlérienne sur un disque offert aux allemands par les américains. Un coup de poing dans l’estomac.

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Anselm Kiefer, « Ice and Blood » (1971), peinture à l’eau sur papier. Collection privée. (B.Peyrat)

Pour lui, se connaître soi-même implique de connaître l’histoire de son peuple. Il veut, pour construire sa mémoire, lutter contre l’effacement du mal. Il présente ce travail, « Occupations »,  pour son diplôme de fin d’études de l’Ecole des Beaux-Arts de Fribourg-en-Brisgau. Travail plutôt mal reçu! mais c’est à cette occasion que Josef Beuys, son aîné d’une vingtaine d’années, le remarque. En 1970 et durant deux années, ils se côtoient à la Düsseldorf Academy of Art. Son influence marque profondément le travail de Kiefer, comme l’emploi symbolique de matières naturelles comme la cendre, les cheveux, la paille, gravats, terre…et surtout le plomb, malléable, dense, imperméable aux rayons électromagnétiques et base des alchimistes.

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Anselm Kiefer, « Paysage d’hiver », 1970

Sa première exposition individuelle a lieu à Berne en Suisse en 1978. Deux ans plus tard, il représente l’Allemagne à la Biennale de Venise (« Calciner, pétrifier,immerger, ensabler »). Beaucoup de ses toiles sont des paysages, des étendues qui semblent dévastées et plongent dans le lointain par des perspectives démesurées, des forêts (Kiefer=pin). Spectaculaires et monumentales, ses toiles sont travaillées avec violence et leur matière possède une présence agressive. Elles sont comme sculptées et pèsent très lourd matériellement et mentalement.

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Anselm Kiefer, « Nuremberg », 1980

 

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Anselm Kiefer, « Lot’s Wife », 1989 (env. 4mx3m)

La femme de Loth. Dans la Genèse, une femme changée en statue de sel pour s’être retournée. Une oeuvre remplie de tension, dramatique, dont le ciel et la terre occupent le même espace. Mais pas de même texture. Le sol est composé de matières épaisses et de cendres, le ciel est fait de sel, transparent. Taché, sale, boueux, souillé. Des teintes grises et froides. Des rails qui entraînent le regard vers le centre de la scène. Vers la lumière? Un tableau réalisé l’année de la chute du Mur de Berlin. Il semble évoquer autant la Shoah qu’un espoir pour la future identité allemande. (source)

Influencé par l’oeuvre de la poétesse Ingeborg Bachmann, l’oeuvre d’Anselm Kiefer est habitée par un panthéon féminin composé de femmes ayant réellement existé et de figures légendaires. Il y a dix ans, la villa Médicis à Rome lui a consacré une exposition sur ce thème majeur (photo ci-dessous © Marie Lassiat ).

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Entretien avec Anselm Kiefer par Jean-Michel Bouhours, conservateur, chef de service des collections modernes, musée national d’art moderne, commissaire de l’exposition sur le blog une dilettante

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Anselm Kiefer, ‘Parsifal III’, 1973, Oil and blood on paper on canvas, 3,007 x 4,345 m

Une réalité si lourde qu’il a dû passer par les mythes de la culture germanique pour la restituer. Kiefer s’interroge sur les thèmes qui l’ont forgée. Son oeuvre semble être une réflexion sur le mal, sur le lien possible entre le monde d’ici et celui d’en haut. Un art qui permettrait de relier le matériel au spirituel (Kiefer au Louvre en 2007 ). Après son premier voyage en Israël en 1984, il étudie la Cabbale (loi orale et secrète donnée à Moïse avec les tables des lois écrites et publiques) et rend de multiples hommages au poète juif rescapé des camps Paul Celan, suicidé en 1970.

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Anselm Kiefer, « Pour Paul Celan (Fleurs de cendre) », 2006,

 

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Anselm Kiefer, de la série « Lilith « 

Son oeuvre interroge  l’homme sur sa capacité à ériger des monuments et à les détruire. Anselm Kiefer, né au milieu des ruines de son pays, transforme et bâtit des vestiges de civilisations.

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Anselm Kiefer, maisons pour l’expo Monumenta, 2007

Entre 1991 et 1993, il quitte l’Allemagne et voyage en Inde, au Mexique et en Chine, puis installe son atelier dans les Cévennes: Un terrain de 35 hectares pour y créer une oeuvre d’art totale, La Ribaute.

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show_action_Affiche_Anselm_KieferBDLa rétrospective qui a lieu au Centre Pompidou propose 150 oeuvres qui parcourent l’ensemble de sa carrière depuis 1969, dont une salle pour les vitrines:

« Toute l’œuvre d’Anselm Kiefer est très duchampienne. » Jean-Michel Bouhours, commissaire de la rétrospective Anselm Kiefer au Centre Pompidou-Paris, s’exprime sur le concept des 40 vitrines conçues par Kiefer pour l’exposition:   Écouter
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Anselm Kiefer, « Margarethe », 1981, 280×380 cm.

Les tableaux récents expriment des thèmes plus positifs puisque la couleur, dont Kiefer dit qu’elle a toujours été présente sous les strates, émerge comme en signe d’espérance et de renouveau.

Le malaise diffus qui m’a saisi lors de la visite de cette exposition (2016) est un effet de la monumentalité et de la puissance des oeuvres exposées. L’extrême mélancolie qu’elles traduisent, ainsi que les réminiscences de la Shoah ont été un choc auquel je n’étais pas préparée puisque je ne connaissais rien de cet artiste. Cet état de fait me conforte dans la pensée que l’on profite mieux du travail d’un artiste lorsqu’on s’y prépare quelque peu. La découverte de cette oeuvre prodigieuse restera pour moi un moment intense et marquant. J’aimerais maintenant pouvoir retourner à Paris et en profiter encore et visiter la BNF et « monter, monter vers les hauteurs et m’enfoncer dans l’abîme » …

La vision de Bernhard sur l’exposition, beaucoup plus émotionnelle que la mienne.

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Editions du Regard

Il est maintenant possible de visiter La Ribaute (drapeau vert),  près de Barjac dans le Gard.

Eschaton-Anselkm Kiefer Fondation a pour mission de promouvoir l’héritage artistique de son fondateur, Anselm Kiefer, tout en conservant et cataloguant ses archives et en préservant La Ribaute, son ancien atelier-résidence à Barjac, en France, pour les générations futures. Eschaton encourage l’appréciation et la compréhension de l’art contemporain en organisant et en soutenant des expositions, en facilitant les projets de recherche et les publications, et en présentant au public les œuvres de Kiefer ainsi que celles d’autres artistes à La Ribaute. Le nom de la Fondation, Eschaton, fait référence à la nature cyclique de la vie et au concept selon lequel la création et la renaissance naissent des ruines et sont rendues possibles par la disparition et la destruction, un leitmotiv important dans la pratique artistique d’Anselm Kiefer. 

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« Pendant son premier voyage de promotion là-bas, elle s’était aperçue qu’il existait un lien entre elle et les allemands nés après la guerre, un lien constitué par un petit bout d’histoire partagée. Oui, les enfants des victimes et ceux des coupables partageaient ce legs. Ils avaient tellement de choses en commun, ayant grandi avec un passé aussi omniprésent qu’incompréhensible. Un passé qui ne semblait souvent avoir aucun sens, parce qu’il était en grande partie dissimulé, ou à demi-formulé, ou suggéré par de vagues allusions. Un passé qui était fait d’articles, de particules, de pronoms sortis de la bouche des adultes en dépit de leur volonté. des bribes de phrases étranglées, brouillées, disséminées. »

lolobenskyL’extrait ci-dessus, tiré du livre de Lily Brett « Lola Bensky » (Prix Médicis 2014), reconnaissant le lien entre tous les enfants des survivants de la seconde guerre mondiale m’a semblé particulièrement touchant. Le travail d’Anselm Kiefer, qui cherche à transfigurer les non-dits de son ascendance, paraît illustrer de façon éclatante ce postulat.

Lily Brett est en effet une enfant de rescapés des camps de la mort. Elle raconte, entre autre, dans ce livre mi-roman, mi-biographie, le poids de ses questionnements restés sans réponse claire sur cette partie traumatisante de l’histoire de ses parents. Jeune journaliste en 1967 pour un magazine rock australien, elle se retrouve au coeur de la scène musicale du moment. La narration de ses rencontres avec les stars de l’époque est constellée de ses préoccupations existentielles. Née en Allemagne en 1946 de parents polonais rescapés d’Auschwitz, elle est de la génération d’Anselm Kiefer.

Man under a Pyramid 1996 Anselm Kiefer born 1945 ARTIST ROOMS Acquired jointly with the National Galleries of Scotland through The d'Offay Donation with assistance from the National Heritage Memorial Fund and the Art Fund 2008 http://www.tate.org.uk/art/work/AR00037
Anselm Kiefer, « Homme sous une pyramide », 1996
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FSCI

20 réflexions sur “Anselm Kiefer (1945) § « Lola Bensky » de Lily Brett

  1. Une exposition dont on ne sort pas indemne. Les toiles sont d’une puissance… Elles vous prennent aux tripes et vous les tordent jusqu’à accepter que la vie puisse renaître des décombres. Merci pour le partage 🙂

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