L’entre-deux livres par Claudio Ceni (1965-2018)

"Triptych, 1976"
« Triptych », 1976, Francis Bacon

Chère Martine,

Merci pour ton aimable courrier. Tu dis m’en avoir voulu du sort que j’ai réservé à mon personnage principal, tout en ayant apprécié le roman. Mais pourquoi te sentir coupable? C’est la liberté imprescriptible du lecteur de “re-créer” un récit de fiction comme il l’entend et ses émotions n’appartiennent pas à l’auteur. D’où probablement le doute permanent qui habite ledit auteur. Surtout durant cette pause, étrange et effrayante, de « l’entre-deux livres ». Philip Roth parle à ce propos de période épuisante de doutes et de craintes. (Je cite de mémoire). Moi, avec le sens un peu ridicule de l’emphase qui m’emporte trop souvent, je verrais plutôt cela comme une vallée de la mort, dont la traversée t’expose à deux sentiments pénibles: la conviction absolue, paralysante, que tu ne parviendras plus jamais à écrire quoi que ce soit, (même un simple courrier devient une épreuve, d’où le retard conséquent de celui-ci), et la certitude, non moins absolue, que ton dernier travail est un échec patent. La seule consolation que tu puisses trouver dans ces moments difficiles et de savoir que tous les auteurs connaissent ces états, même, (et peut-être surtout) les plus grands.

Alors la moindre critique, la moindre remarque ou réserve — tandis que tu émerges non sans mal de plusieurs années de travail solitaire quotidien, (trois et demie dans le cas de Violence) — t’arrivent comme une confirmation évidente de tes propres doutes. Tu n’es même pas étonné. Puis viennent, en un contrepoint ironique et violent, les louanges et les compliments qui te renvoient à l’autre extrémité du spectre des émotions, telle une balle magique accrochée à un élastique. D’autres lecteurs ont réagi avec un enthousiasme sans réserve à la lecture du manuscrit. Et puis, la tranquille confiance et le soutien constant de Sylviane, ma directrice littéraire, me sont un baume dans ces périodes de ping-pong émotionnel. Son expérience, sa passion et son respect de la littérature transpirent dans la moindre de ses remarques ou suggestions.

Ce n’est jamais la critique négative qui est un problème, en tout cas pour moi. Au contraire, je peux la trouver fertile et même inspirante, elle a toujours des vertus. Ce qui fait des ravages, que ce soit dans cette période sensible d’avant la publication ou une fois le livre paru, ce sont les critiques non argumentées, les mouvements abstraits d’humeur, les petites perfidies gratuites. La légèreté.

Et je ne te parle pas des jaloux imbéciles, qui creusent leur propre tombe à la lueur rancie de leurs illusions perdues. Heureusement, ceux-là sont plus que rares, et facilement dispensables.

Mais j’apprends, petit à petit. Ça fait partie du métier, si l’on peut dire.

Personne, à moins de s’y être confronté soi-même, ne peut imaginer la somme incroyable d’efforts et d’angoisses que représente l’écriture d’un roman. Et je regarde avec compassion et admiration les auteurs qui ne parviennent pas à se faire publier, ou peut-être pire, ceux qui y sont arrivé mais dont le travail ne rencontre aucun écho, sorti du petit cercle des proches. Et que dire de ceux qui se font laminer, découper sur place, par des critiques goguenards et insensibles, quand ils ne sont pas tout simplement bêtement cruels. Certains chroniqueurs salariés des médias audiovisuels m’apparaissent comme des garnements irresponsables et puérils, préoccupés seulement de leur quart d’heure de gloriole personnelle, fût-elle acquise aux dépens de véritables artistes, intelligents, sincères et fragiles. Et donc vulnérables à un point que ces flamboyants crétins seraient bien en peine de se figurer.

Sur ce plan, je dois me considérer comme extraordinairement privilégié. Après un seul roman publié, les quelques critiques favorables et le courrier que je continue de recevoir presque deux ans après sa sortie, des parties les plus inattendues du monde, les encouragements d’autres auteurs que je respecte et admire, me préservent de la tentation parfois envahissante de tout arrêter et de retrouver une hypothétique tranquillité d’esprit. Ainsi, je continue mon chemin, parfois plein d’ornières et caillouteux, conscient de la chance que j’ai d’exercer l’activité dont j’ai toujours rêvé, et plein de gratitude pour la liberté extraordinaire qu’elle m’accorde.

Certains jours, je me réveille avec un sentiment de honte pour avoir osé infliger la lecture de mon manuscrit à quelques personnes de bonne volonté et, le lendemain, je peux être empli de fierté pour être parvenu à écrire le même texte. Le juste équilibre, la saine équanimité, semblent inaccessibles.

Plus que jamais, je crois que les livres sont des bouteilles à la mer, et que jamais l’auteur ne peut savoir ni quand, ni où, un inconnu sera touché par l’univers qu’il a essayé de créer. Mais quand je reçois un courrier de quelqu’un qui a été touché par mon travail, et qu’il m’en parle avec intelligence, émotion et sensibilité, je suis convaincu d’avoir fait les bons choix et je ne voudrais pour rien au monde faire autre chose — quelles que soient les difficultés morales ou matérielles auxquelles cette activité étrange et mystérieuse t’exposent. Sans parler de la solitude extravagante à laquelle tu es contraint, par force, de te soumettre.

Ce qui me fascine le plus, c’est ce mystère de l’émotion différée: qu’un cœur lointain batte soudain plus vite sur des mots qui ont été écrits il y a des années, et que j’aurais pour ma part depuis longtemps déjà oubliés. Qu’une personne inconnue t’avoue avoir pleuré sur des phrases que tu as écrites des années auparavant me bouleverse par-dessus tout. En quelque sorte, je crois que les lecteurs sont les gardiens de l’émotion, la ressuscitant encore et encore, très loin au-delà de l’imagination de l’écrivain. Ils entretiennent la flamme. Ils maintiennent littéralement l’auteur en vie. Et par-delà sa petite personne, le plus important, ses mots.

J’écoutais hier Pat Conroy — dont le sens de l’emphase littéraire réduit le mien à une innocente propension à l’hyperbole — déclarer qu’à ses yeux les écrivains sont les êtres les plus importants qui soient. Ils regardent le monde et le traduisent, le dissèquent et le révèlent. Ils créent des univers et délivrent des messages qui parfois, s’ils atteignent leur but, seront encore entendus plusieurs siècles après leur mort. Ce à quoi il s’empresse d’ajouter, en bon auteur pragmatique et soucieux d’honnêteté, « si j’échoue dans cette entreprise tant pis pour moi, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, je suis le seul responsable. Mais si j’y parviens, alors je suis l’homme le plus heureux du monde ».

Je n’ai rien à ajouter à cela. Je dois être l’homme le plus heureux du monde.

Bien à toi,

Claudio

Ce texte exclusif permet d’entrapercevoir l’exigeant combat intime de l’écrivain durant son travail. C’est le courrier qui m’a été envoyé par l’écrivain Claudio Ceni, lequel m’a fait le plaisir et l’honneur de m’autoriser à le publier, après m’avoir choisie comme une des premières lectrices de son second opus intitulé « Violence » (à paraître prochainement).

Pour en savoir plus sur son premier roman clicker ici

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Photo de Jeff Wall, une ambiance qui s’apparente à celle du prochain roman de Claudio Ceni « VIOLENCE ».

8 réflexions sur “L’entre-deux livres par Claudio Ceni (1965-2018)

    1. J’ai admiré le style! et trouvé très éclairant l’explication du ressenti de l’écrivain. La vulnérabilité qui est leur lot avant la parution d’un livre est très bien exprimée et on a tendance à l’oublier. Ce sont leurs tripes qu’ils exposent!

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  1. Merci pour le partage de cette lettre. Je trouve que Claudio Ceni exprime de manière très juste et touchante à la fois la lutte presque invisible que demande l’écriture pratiquée avec sincérité ainsi que les impressions d’un auteur face aux échos de son travail.
    Merci. Vraiment.

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